Diane Bérard – Vous avez choisi de miser sur les femmes en 1997, avant que Warren Buffett et d’autres n’en fassent un thème à la mode. Pourquoi avez-vous créé 85 Broads ?
JANET HANSON – Je suis une femme de finance. J’ai passé la première moitié de ma carrière chez Goldman Sachs et Lehman Brothers en plus de lancer ma propre firme d’investissement, Milestone Capital. J’ai démarré 85 Broads pour inciter les femmes à investir dans ce qu’elles connaissent le mieux et qui leur rapporte le plus : elles-mêmes.
D.B. – En quoi consiste ce réseau ?
J.H. – Il compte 30 000 femmes réparties dans 40 sections et 130 pays. De jeunes universitaires aussi bien que des pdg. [85 Broads ne compte pas encore de section au Québec.] Je refuse toute philosophie élitiste du «ruban de velours». Nul besoin d’attendre d’avoir accompli des choses extraordinaires pour se joindre à nous. Il suffit d’y aspirer. Notre réseau est multigénérationnel, multiunivers, multiethnique…
D.B. – Que signifie le nom de 85 Broads ?
J.H. – Il s’agit de l’adresse du siège social de Goldman Sachs à New York, 85 Broad Street. Les membres fondatrices de ce réseau travaillaient toutes chez Goldman.
D.B. – Que pensez-vous du livre En avant toutes, de Sheryl Sandberg, chef de l’exploitation de Facebook ? Vos pensées se rejoignent-elles ?
J.H. – Le propos de Sheryl est juste, mais il n’est pas rassembleur. Sheryl s’adresse aux femmes qui ont réussi, qui ont déjà confiance en elles. Elle les pousse à se dépasser. Mais qu’en est-il des étudiantes, de celles qui n’ont pas encore d’emploi ou qui se trouvent au bas de la pyramide ? Sheryl incite les femmes à réussir au travail. Le réseau 85 Broads les incite à réussir leur vie.
D.B. – Vous considérez l’université comme un moment décisif négatif dans le cheminement des jeunes femmes. Expliquez-nous.
J.H. – J’ignore pourquoi, mais les jeunes femmes entrent à l’université en position de force et en ressortent en position de faiblesse. Il se passe quelque chose pendant ces quatre années. Les jeunes femmes sortent de l’université en se voyant en quelque sorte «handicapées». Elles se joignent au monde du travail en position de faiblesse. Que cet a priori qu’elles sentent soit réel ou non n’a pas d’importance, elles projettent une image d’infériorité et de faiblesse. Cela démarre mal leur carrière.
D.B. – Quel est votre message aux jeunes femmes ?
J.H. – Plutôt que de dire «le professeur ne me choisit jamais lorsque je lève la main», demandez-vous comment devenir une meilleure communicatrice. Il faut bâtir son courage. Et puis, on ne peut pas passer son temps à blâmer les autres pour ce qu’on n’a pas. Cela projette une image de faiblesse. Il faut changer les perceptions et les attitudes. Prenez l’univers de l’investissement. Trop de femmes ne se font pas confiance. Elles estiment qu’investir est trop compliqué ou ennuyeux. Pourtant, ce sont des consommatrices averties. Il faut leur donner confiance pour les transformer en investisseuses averties.
D.B. – Vous prônez le courage et la résilience auprès des femmes. Vous avez mis votre propre discours à l’épreuve…
J.H. – En effet… Mon mari m’a quittée et j’ai survécu à deux cancers. Mes enfants et moi aurions pu nous effondrer. Les gens auraient compris. Mais ce n’est pas ce que nous voulions. Nous avons plutôt cherché comment continuer et, surtout, comment sortir plus forts.
D.B. – La résilience, ça s’apprend ?
J.H. – Non, ça se pratique, chaque jour.
D.B. – Le mentorat est populaire, mais 85 Broads ne mise pas sur les mentors, il préfère que les femmes se «commanditent» entre elles. Pourquoi ?
J.H. – C’est encore l’influence du monde de la finance. Un mentor aura un intérêt passager pour vous et ce que vous accomplissez. Le «commanditaire», lui, investit en vous, dans votre carrière, dans votre entreprise. La nuance est importante. Les membres de 85 Broads qui en commanditent d’autres attendent un rendement concret de leur investissement, même s’il n’y a pas nécessairement d’échange d’argent. C’est plus une question de philosophie.
D.B. – L’entreprise qui, selon vous, a fait le plus pour l’avancement des femmes, est Lehman Brothers. Ce n’est pas à cela qu’on pense lorsqu’on évoque Lehman…
J.H. – Je sais, et c’est dommage. De 2004 à 2007, j’y ai été directrice générale et conseillère spéciale du chef de l’exploitation, Joe Gregory. Joe m’a recrutée avec un seul mandat : faire de Lehman le meilleur employeur de Wall Street pour les femmes. Il m’a dit : «Je ne veux plus qu’aucune femme ne quitte Lehman. Trouve ce qu’il faut faire pour que nous gardions notre personnel féminin.» Avec Joe, les bottines suivent les babines. Il a recruté des candidats très talentueux aux RH qui ont mené des recherches pour trouver les meilleures composantes d’une culture de la diversité. Et nous y sommes arrivés. Lehman est devenue un exemple à Wall Street.
D.B. – Lehman a disparu, Goldman est restée.
J.H. – On a laissé coulé Lehman et on a sauvé Goldman. C’est triste.
D.B. – Certains pourraient dire que Lehman serait encore là si son pdg s’était concentré sur les profits, comme ça a été le cas pour Goldman, plutôt que sur la diversité.
J.H. – Ce serait très cynique de penser ainsi. Joe Gregory était un visionnaire, un gestionnaire avant-gardiste. Il voyait à long terme, il misait sur la culture pour gagner. Le temps a joué contre lui.
D.B. – Reste-t-il à Wall Street quelque chose du modèle d’inclusion et de diversité mis au point par Lehman ?
J.H. – Non, rien. La crise a balayé tous les investissements des firmes de Wall Street en diversité. Je ne peux pas les blâmer. Les dirigeants et les CA de ces boîtes ont pris une décision pragmatique. Ce n’est pas le moment de miser sur la diversité lorsque la firme coule. À quoi bon gagner une bataille si vous perdez la guerre ?
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