Surveillance étroite
Le CANAFE s’attend aussi à ce que les relations d’affaires jugées à haut risque fassent l’objet d’une surveillance encore plus étroite. De plus, les firmes et les cabinets ont l’obligation de documenter cette surveillance.
D’autres changements ont trait aux situations où le client est une personne morale, soit les coopératives, les fiducies et les organismes sans but lucratif. Il y a des exceptions, notamment les grandes sociétés cotées en Bourse.
Les entités qui font des déclarations au CANAFE, ou entités déclarantes, doivent identifier concrètement les personnes qui détiennent 25 % ou plus des parts ; obtenir les renseignements qui permettent d’établir la propriété, le contrôle et la structure de l’entité ; prendre des mesures raisonnables pour confirmer la véracité des renseignements ; et conserver un document qui fait état de ces démarches.
Désormais, les institutions et les cabinets doivent aussi prendre des mesures raisonnables pour identifier les clients lors de tentatives d’opérations douteuses, et non seulement s’attarder aux opérations douteuses complétées.
«Autrement dit, si le client ne fait pas la transaction parce que le conseiller pose trop de questions, il faut tout de même le signaler», explique Jean-François Lefebvre.
Conséquences pour les cabinets
Bien que certains minimisent l’impact de ces nouvelles règles, qui faisaient déjà partie des «meilleures pratiques» de l’industrie, Messaoud Abda, responsable du programme de formation sur la criminalité économique offert par l’Université de Montréal, estime que dans l’ensemble, elles augmentent le fardeau des cabinets et des institutions financières.
«Bon nombre de cabinets doivent former les gens, revoir leurs systèmes et les questionnaires d’ouverture de compte, étoffer le programme de conformité et accroître la surveillance», remarque Messaoud Abda.
Les cabinets doivent aussi mettre en place des politiques et des procédures de conformité qui refléteront leur détermination à prévenir, à déceler et à régler les cas de non-conformité.
Les petites firmes pourraient avoir des politiques et des procédures plus simples que celles des grandes sociétés.
Les firmes et cabinets doivent également se doter d’agents de conformité. Dans le cas d’une petite entreprise, ce rôle peut être joué par un cadre supérieur de l’entreprise, son propriétaire ou son exploitant.
Responsabilité étendue
L’application des règles est donc plus complexe pour les grandes institutions qui ont en outre un devoir de formation et de supervision envers les entités auxquelles elles sont affiliées, comme les distributeurs de produits.
«Par exemple, une compagnie d’assurance doit encadrer les agents généraux qui lui sont rattachés, ainsi que les travailleurs autonomes reliés à ces agents, explique Jean-François Lefebvre. Et ce, même si le travailleur autonome et l’agent général sont des entités déclarantes.»
Ces ajustements risquent d’augmenter le coût de la conformité qui, dans certains cas, sera refilé aux clients. «La valeur ajoutée sera alors réduite», note Messaoud Abda.
On revient donc à l’éternel débat sur le coût et les bienfaits de la conformité. «Le problème, c’est que des coûts plus élevés peuvent signifier moins d’acteurs, ou plus d’acteurs sous la table», souligne Messaoud Abda.
«Personnellement, rétorque Michel Mailloux, formateur en éthique et déontologie chez Mayhews et associés, j’aime mieux vivre dans un monde un peu plus normatif, où les comptes secrets existent moins, plutôt que de voir des milliards de dollars blanchis ou des fraudeurs à la Earl Jones ou à la Vincent Lacroix s’enrichir.»
Des conseillers détectives ?
De leur côté, les représentants voient leur charge de travail augmenter, puisqu’ils doivent approfondir leur connaissance des clients et faire un suivi continuel.
Le conseiller doit en outre évaluer le risque des relations d’affaires nouvelles et existantes.
«Il doit juger de la fiabilité du client et lui accoler le « vert », le « jaune » ou le « rouge », selon les politiques et les procédures, explique Michel Mailloux. Le dossier doit décrire la dangerosité du client et la relation client, c’est-à-dire le genre de transactions qu’il fait.» Un rapport n’est envoyé à CANAFE que s’il y a un doute.
«C’est moins laborieux qu’il n’y paraît, puisque la plupart des clients sont « verts », c’est-à-dire sans risque, dit Michel Mailloux, et le conseiller fait seulement une surveillance plus étroite des clients à haut risque.»
En revanche, Messaoud Abda trouve que le changement est appréciable, parce qu’il force les conseillers à jouer les détectives.
«Ils doivent développer un réflexe de scepticisme automatique face aux clients, dit-il. Le risque, c’est qu’ils assument une mission de vérification diligente au lieu d’une mission commerciale.»
Le conseiller doit en fait aiguiser son flair et être à l’affût de signaux douteux. La situation est parfois évidente, comme dans le cas où le client remet un chèque au porteur au représentant et lui demande de l’encaisser et de payer la compagnie d’assurance avec un chèque personnel.
Coûteuse solution ?
Le signal est parfois nébuleux, par exemple lorsque le conseiller soupçonne un client propriétaire de bar de mener des activités illicites sans en avoir de preuves concluantes.
Jean-François Lefebvre est cependant d’avis que les conseillers d’expérience peuvent juger assez facilement du risque que représente un client.
«Quant aux conseillers peu expérimentés, dit-il, ils suivent une formation et sont encadrés, et ils peuvent de plus consulter les indicateurs de risque publiés sur le site du CANAFE.»
«En fait, le Centre d’analyse n’a pas intérêt à ce que les intervenants fassent des déclarations défensives pour éviter les problèmes, continue-t-il. Du coup, il a entrepris de préciser les contextes qui l’intéressent.»
Il reste que ces nouvelles règles soulèvent des questions quant au rôle du conseiller.
«Elles pourraient pousser certaines firmes qui en ont les moyens à restreindre la tâche des conseillers au conseil financier et à la vente de produits», souligne Messaoud Abda.
Comment ? En les faisant travailler de concert avec un agent de conformité qui rencontrerait tous les clients et ferait la vérification diligente de chacun d’entre eux.
Notons qu’en théorie, les entités déclarantes devraient avoir déjà ajusté leurs pratiques. Cependant, en raison de la publication tardive des lignes directrices 4 et 6, CANAFE a indiqué par voie de communiqué qu’il se montrerait patient.
Jean-François Lefebvre croit cependant que les intervenants ont avantage à être déjà conformes, au cas où il y aurait une vérification. En effet, des pénalités administratives pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement et une amende de 2 M$ peuvent être infligées à ceux qui ne s’acquittent pas de leurs obligations.