L’ancien professeur d’anglais a fondé le groupe Alibaba en 1999, quand les internautes chinois se faisaient rares. Le service de paiements électroniques Alipay a suivi cinq ans plus tard, avant que les autorités ne donnent le feu vert à de tels services. Ces deux initiatives ont rapidement dominé leurs secteurs respectifs.
Mais le plus récent pari de Jack Ma s’est retourné contre lui: lors d’un discours prononcé le 24 octobre, il a reproché aux autorités réglementaires d’être trop timides et leur a demandé d’être plus innovantes. Les responsables ont réagi en bloquant l’entrée en bourse du groupe Ant, une plateforme financière électronique née d’Alipay. Le titre d’Alibaba a plongé, coûtant possiblement à Jack Ma son titre d’homme le plus riche du pays.
Depuis ce moment, le normalement très volubile Jack Ma est disparu de la scène publique, il a annulé une apparition à la télévision et il se fait très discret sur les réseaux sociaux. Les hypothèses se multiplient maintenant quant au sort de l’homme d’affaires chinois le plus connu de la planète, un symbole de son boom technologique.
« L’ère de Jack Ma est terminée, a récemment écrit le blogueur Yueyue Talks Technology. Il est trop tard pour lui dire au revoir. »
Des représentants d’Alibaba et d’Ant n’ont pas voulu expliquer pourquoi Jack Ma n’est plus vu en public.
Certains interprètent les problèmes de Jack Ma comme un coup de semonce du Parti communiste, qui souhaiterait démontrer que même les gens d’affaires les plus puissants ne sauraient défier le régime. Des experts rappellent toutefois que le gouvernement du président Xi Jinping sourcillait déjà face à la position de force d’Alibaba dans le commerce de détail. On craignait aussi qu’Ant ne contribue aux risques financiers qui représenteraient une menace importante à la croissance économique de la Chine.
Shaun Rein, un homme d’affaires de Shanghaï qui prétend rencontrer des dirigeants d’Alibaba et des gens proches de Jack Ma, dit qu’aucun d’entre eux ne rapporte de problèmes judiciaires pour le milliardaire.
« On lui a donné une fessée. Il a appris sa leçon, et c’est pour ça qu’il se tient tranquille depuis deux mois, a dit M. Rein, le fondateur du China Market Research Group. Certains de ses amis n’en reviennent pas qu’il ait pu être aussi stupide. »
L’homme de 56 ans a quitté la présidence du conseil d’administration d’Alibaba en 2019, mais il appartient toujours au Partenariat Alibaba, un groupe de 36 membres qui a le droit de nommer la majorité des membres du conseil d’administration. Il est l’un des principaux actionnaires de l’entreprise.
Certains des responsables qu’il a critiqués lors de son discours à Shanghaï étaient sur place pour l’entendre, tout comme le vice-président chinois Wang Qishan.
Jack Ma leur a reproché leur « mentalité de prêteur sur gages » dépassée et a affirmé qu’ils freinaient l’innovation, selon la presse chinoise. Il leur a demandé d’appuyer des approches non conventionnelles pour faciliter l’accès au financement des entrepreneurs et des jeunes.
« La course de demain sera une course d’innovation, pas une course de capacités en matière réglementaire », a-t-il déclaré, selon le quotidien hongkongais Apple Daily.
Cela entrait directement en conflit avec la campagne vigoureuse lancée par Pékin pour freiner une croissance de l’endettement qui suscite des craintes de crise financière et a incité des agences de notation à réduire la cote de Pékin pour les emprunts gouvernementaux.
Lors du même événement à Shanghaï, le vice-président Wang avait prévenu que les nouvelles technologies améliorent l’efficacité, mais « amplifient les risques financiers », selon le magazine d’affaires Caixin.
Le 3 novembre, les responsables ont bloqué l’entrée en bourse d’Ant. Cela aurait représenté le plus important premier appel public à l’épargne de 2020, avec une valeur de 37 milliards de dollars américains (G$ US).
Le PDG d’Alibaba a ensuite possiblement tenté de faire amende honorable en félicitant la décision des autorités. Mais Jack Ma n’a rien dit. Son dernier message sur le réseau social chinois Sina Weibo date du 17 octobre.
Le titre du groupe Alibaba est en déclin de 19 % à Hong Kong depuis octobre. La fortune de Jack Ma, qui avait touché un sommet de 60 G$ US, a fondu de 10 G$ US.
Alibaba, dont le siège social se trouve à Hangzhou, la ville natale de Jack Ma, au sud-ouest de Shanghaï, a été fondé pour permettre aux exportateurs chinois de rejoindre les détaillants occidentaux. La compagnie s’est ensuite diversifiée dans le commerce en ligne, le divertissement et d’autres secteurs.
Sa division financière, Yu’ebao, a vu le jour en 2013, attirant des millions de clients dans un marché contrôlé par des banques gouvernementales surtout intéressées à servir les industries publiques. En 2017, Yu’ebao était le plus gros fonds du marché monétaire de la planète avec des actifs de 170 G$ US; il rivalisait aussi avec les banques gouvernementales au chapitre des dépôts.
Le groupe Ant a été intimé de moderniser son modèle d’entreprise avant son entrée en Bourse.
La banque centrale chinoise a indiqué le 28 décembre avoir ordonné à Ant de se concentrer sur ses activités de paiement en ligne. Cela pourrait vouloir dire que la compagnie devra réduire ses ambitions et ses initiatives, ce qui pourrait atténuer l’intérêt des investisseurs.
Jack Ma et Alibaba ne sont pas les seuls à se retrouver dans la mire des autorités.
Des patrons d’Alibaba et de cinq autres géants technologiques, dont Tencent, le responsable du service de messagerie WeChat, et le détaillant en ligne JD.com, ont ainsi été prévenus de ne pas essayer d’étouffer la concurrence dans leurs secteurs, selon le gouvernement.
À Hong Kong, les négociateurs jasent de la disparition de Jack Ma des réseaux sociaux, mais ne croient pas qu’Alibaba ou Ant en feront les frais, selon Kenny Wen, de la société de placements Everbright Sun Hung Kai.
« Les plus récentes règles antimonopoles auront le plus grand impact sur le développement de ces compagnies, a-t-il dit. Jack Ma s’est déjà retiré de la gestion, et ça ne touche pas les activités de la compagnie. »
L’enquête antimonopole annoncée contre Alibaba en décembre cible une politique qui interdit à ses fournisseurs ou autres partenaires d’affaires de transiger avec quelqu’un d’autre.
Les investisseurs étrangers ont été ébranlés, mais les gens d’affaires chinois sont « très contents » de la situation, selon Shaun Rein.
« Plusieurs voyaient Alibaba et Tencent comme des monopoles qui étouffaient la concurrence », a-t-il dit.
La visibilité de Jack Ma est très inhabituelle dans un pays où on dit qu’« un homme craint la célébrité comme un cochon craint d’engraisser ». D’autres, comme le fondateur de Tencent Ma Huateng, qui n’est pas un parent de Jack Ma, évitent les journalistes et les apparitions publiques.
Les succès en affaires de Jack Ma lui auraient valu de puissants alliés politiques, mais ce n’est pas la première fois qu’Alibaba est plongé dans l’eau chaude par ses actions.
En 2015, celui qui était à ce moment le vice-président du conseil d’administration, Joe Tsai, a critiqué un rapport gouvernemental qui reprochait à Alibaba de tolérer la présence de biens contrefaits sur ses plateformes. Le gouvernement avait riposté en attaquant Alibaba dans la presse officielle et en publiant des plaintes au sujet de biens frauduleux ou de mauvaise qualité.
(Par Joe McDonald, The Associated Press)