Mark Benedetti - photo gracieuseté Ardian.

De passage à Montréal à l’occasion d’Invest Canada 24 de CVCA et Réseau Capital, un événement en capital de risque et développement présenté le 29 mai au Fairmont le Reine Elizabeth, Mark Benedetti, directeur général et co-responsable d’Ardian en Amérique du Nord, s’est entretenu avec Finance et Investissement.

Finance et Investissement. Vous êtes un Montréalais d’origine — originaire de Saint-Lambert, diplômé de l’Université McGill, qui êtes installé à New York depuis plusieurs années. Avec le recul et compte tenu de votre expérience, qu’est-ce qui selon vous distingue le marché québécois/canadien du capital-investissement des marchés américain et mondial ?

Mark Benedetti. D’abord, je dois dire que notre base de clients est importante au Québec où l’on compte 35 grands investisseurs, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec, Investissements PSP, Desjardins, Hydro-Québec, l’Université de Montréal, l’UQAM, etc. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’Ardian a choisi d’ouvrir il y a quelques mois son bureau à Montréal. Nous sommes fidèles à nos clients, notamment avec la Caisse, notre premier client, grâce à qui nous sommes là.

Je parlais récemment avec des collègues européens et ils sont comme moi impressionnés par les investisseurs québécois et leur haut niveau de compréhension des enjeux et du marché.

Si je compare le marché canadien avec celui américain, j’observe ici beaucoup de profondeur, beaucoup de talents dans les équipes et donc un important niveau d’expertise. Celle-ci se reflète, à mon avis, dans leur approche qui est très prudente, plutôt conservatrice. Cela leur a bien servi à traverser les crises financières, comme on l’a vu en 2009, et les récentes bulles notamment dans le secteur des technologies.

Je regarde favorablement ce que les caisses de retraite font en termes d’investissement, de gestion des effectifs, de recrutement des talents, tout cela est très bien géré. Je trouve qu’à cet égard le marché canadien est un leader mondial. En comparaison, les équipes aux États-Unis et en Europe sont en sous-effectifs. Elles ont moins d’expérience et cela se voit dans leurs résultats. On n’a qu’à regarder les performances de la CDPQ en matière d’investissements privés pour s’en convaincre.

Enfin, je mentionnerais tout ce qui a trait à la transition énergique et aux énergies renouvelables, où le Canada me paraît avoir une meilleure expertise dans le domaine et certainement une longueur d’avance par rapport aux États-Unis.

FI. Quelles sont, à vos yeux, les tendances lourdes à l’échelle mondiale en matière de capital-investissement ?

MB. Aujourd’hui, on observe un phénomène où de nombreux investisseurs institutionnels dans le monde entier se retrouvent avec une surpondération de leurs actifs dans les investissements privés par rapport à leurs cibles initiales. Ils ont, par exemple, commencé leurs investissements il y a 5 ou 10 ans, et les marchés publics ont chuté il y a deux ans, les marchés de crédit aussi, ce qui a gonflé leurs allocations en capital-investissement. Si bien qu’à l’heure actuelle il est plus difficile de lever des fonds. Le corollaire de ce phénomène est que le marché secondaire (un mécanisme de liquidités où des positions peuvent être rachetées), où nous sommes présents, est devenu très actif en termes de volume de ventes. Beaucoup de gestionnaires choisissent de transiger sur ce marché pour recalibrer leurs allocations. Cela va continuer pour trois ou cinq ans. À l’époque le marché secondaire était très niché, maintenant c’est devenu très important et de l’ordre de 200 G$.

L’autre tendance que nous observons à l’échelle mondiale est que, dans le contexte actuel, marqué par des guerres et une hausse des taux d’intérêt, les banques prennent de moins en moins de dettes. Antérieurement, chaque fois qu’il y avait un rachat en investissement privé, c’était financé à 80 % par les grandes banques et 20 % par les fonds de dettes privés. Et aujourd’hui c’est exactement l’inverse. La hausse des taux a rendu les banques très frileuses. Notre secteur de crédit privé a donc pris de l’ampleur.

La troisième tendance du marché est la croissance de l’intelligence artificielle (IA). La demande en capitaux pour ce secteur est très importante. En termes de capitalisation, le marché des centres de données (Data Center) représente environ un trillion de dollars. Pour atteindre les objectifs du marché de l’IA, on a besoin de doubler cela dans les 5 prochaines années. Pour construite ces centres, la demande en énergie et en ressources est énorme. La demande en électricité pour ce faire sera équivalente à ce qui se consomme actuellement en Allemagne ! Cela signifie qu’il y a des occasions en infrastructure, en énergie renouvelable et en stockage. La demande est très forte et en croissance. L’utilisation d’électricité pour ChatGPT c’est l’équivalent d’alimenter une petite ville.

FI. Comment entrevoyez-vous la deuxième moitié de l’année 2024 (taux d’intérêt) ? Et quels sont, selon vous, les secteurs d’activités à privilégier ?

MB. Il n’y a pas si longtemps encore — quelques mois, disons, la majorité des observateurs financiers prévoyait des baisses de taux, voire 4 ou 5 baisses. J’étais plutôt dubitatif, car l’inflation restait quand même élevée à l’époque, elle ne semblait pas vouloir baisser. Depuis, l’inflation a baissé légèrement, mais le « problème » (et ce n’est pas vraiment un problème) c’est que nos investissements vont très bien. Dans notre grand portefeuille d’investissements privés, on a un taux de croissance d’EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization, ou Bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement – BAIIDA en français) sur les douze derniers mois de 15-20 %. Y a-t-il un besoin de se précipiter à baisser les taux ? Peut-être, mais je ne suis pas convaincu. Je crois que les baisses de taux prendront plus de temps à venir qu’on ne le pense.

Après la petite bulle de 2021 qui a touché les titres technologiques, plusieurs ont considéré ce secteur comme étant survalorisé. Il y avait peut-être un peu de vrai là-dedans, mais je continue de croire que les entreprises de ce secteur occuperont un rôle clé dans l’économie au cours des cinq prochaines années. On privilégie aussi des secteurs qui sont un peu moins volatils. Je pense à l’agriculture (chaîne de valeurs) et les services aux entreprises. On touche moins au secteur des biens de consommation.

L’une des craintes que nous avons actuellement concerne le marché de l’immobilier de bureaux aux États-Unis — fortement impacté depuis la pandémie, particulièrement considérant le refinancement de prêts qui sont imminents et qui sont de l’ordre de 200 G$ et plus. Il faudra voir comment va se dénouer cette affaire et quel impact cela aura à la fois sur les banques et sur les marchés.