«Des conseillers seraient prêts à lancer une entreprise, mais ils gardent leur emploi, car c’est un peu comme si on leur disait : « Il vous faudra marcher 500 milles dans le désert, à des températures de 40 0C, sans eau. Voulez-vous essayer ? » Tout le monde dit non.»
Geneviève Blouin a chapeauté la création du Conseil des gestionnaires en émergence, un groupe d’une quarantaine de gestionnaires d’actif qui vise à aider les entrepreneurs locaux à surmonter une telle épreuve et à rendre cet écosystème moins aride.
À la tête d’une firme fondée en 2010 et qui gère entre 10 et 30 M$ en actif, Geneviève Blouin connaît les défis que relèvent les entrepreneurs et les risques élevés qu’ils prennent.
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Nerf de la guerre
Leur périple commence lorsqu’ils quittent leur emploi, avec pour bagage 15 ans d’expérience en gestion d’actif en moyenne, selon Geneviève Blouin.
D’après les recherches liées à la réalisation de la sélection, ces entrepreneurs, pour la plupart des hommes, ont travaillé pour des institutions financières importantes ou des firmes de gestion de portefeuille établies.
Véritables pépinières à talents, ces dernières semblent donc composer un écosystème favorable aux gestionnaires émergents.
Pour réussir, l’entrepreneur doit réunir un actif à gérer suffisamment élevé pour générer un revenu qui assurera la pérennité de sa firme, d’après Robert Brunelle, premier vice-président chez Hexavest : «L’actif, c’est le nerf de la guerre.»
«Pour trouver de l’actif, il faut avoir un bon produit et de beaux rendements. Les caisses de retraite n’investiront pas chez vous par charité chrétienne», ajoute-t-il.
Lors du démarrage de la firme, la chance joue un rôle crucial, selon Robert Brunelle : «Même si vous avez une excellente équipe de gestion, les probabilités de sous-performance au cours de la première année en affaires sont de 30 à 40 %. Or, les rendements des premières années sont critiques.»
Années sans salaire
Puisque de nombreux entrepreneurs commencent avec peu d’actif, ils doivent limiter leurs coûts d’exploitation et se privent souvent de salaire.
«Si je pouvais me payer un salaire de 20 000 $, ce serait le nirvana», lance Geneviève Blouin, qui fait ce sacrifice depuis sept ans.
«Beaucoup de gens abandonnent à cause de ça, poursuit-elle. Le conjoint, qui soutient financièrement seul toute la famille, n’y arrive plus.»
Selon elle, les frais d’opération annuels d’un gestionnaire de portefeuille vont de 50 000 à 75 000 $, ce qui ne comprend pas la rémunération du personnel. Ainsi, l’obtention de mandats de gestion d’actif qui génèrent des revenus annuels récurrents de 200 000 $ semble une étape charnière à franchir.
«Cela ne fait pas de ces gestionnaires des millionnaires, mais cela leur paye un salaire et l’abonnement au terminal Bloomberg, et leur permet de bâtir un historique de rendement et de se faire connaître. Ils ne survivront pas tous, c’est la loi du marché, toutefois, la probabilité de réussite est un peu plus grande», indiquait Stéphane Corriveau, président et directeur principal d’AlphaFixe Capital, dans une récente entrevue à Finance et Investissement.
Question de taille
Pour franchir cette étape, le gestionnaire a besoin de clients. Souvent, ces derniers proviennent d’abord du marché de la gestion privée et des fortunes familiales.
Puis, au fur et à mesure que son actif géré augmente, il peut viser des mandats de sous-conseillers pour des fonds et des mandats institutionnels, comme ceux provenant de régimes de retraite ou de fondations.
Généralement, plus les mandats sont importants, plus les exigences envers les gestionnaires sont élevées. Cela complique l’accès notamment au marché institutionnel.
Dans ce marché, par exemple, la taille des mandats qu’un responsable de répartition d’actif peut confier se limite à un faible pourcentage de l’actif total du gestionnaire. La petite taille de cet actif lui nuit.
«Les vérifications diligentes sont coûteuses, et il faut que les volumes rattachés à cela soient importants. Pour un acteur du secteur institutionnel, faire des vérifications complètes sur un gestionnaire émergent unique n’est pas viable économiquement», explique Michel Delisle, directeur de projets chez Finance Montréal.
En outre, le responsable de la répartition d’actif met sa réputation en jeu lorsqu’il fait confiance à un gestionnaire émergent local plutôt qu’au gestionnaire à la réputation bien établie.
En effet, une contre-performance du premier pourrait lui nuire davantage, surtout si on le soupçonne de partialité, puisqu’il aurait favorisé une «relation» dans un milieu où de nombreux intervenants se connaissent.
Les embûches liées à la taille du gestionnaire peuvent être frustrantes, admet Robert Brunelle : «Atteindre une masse critique peut prendre du temps. Vous n’obtenez pas de mandat parce que vous êtes petit, mais vous êtes petit parce que vous n’avez pas de mandat.»
Actif d’ici géré ailleurs
Autre tuile pour les gestionnaires : les caisses de retraite du Québec confient de moins en moins d’actif à des gestionnaires de la province, révèle Jacques Bourgeois, professeur honoraire de finance à HEC Montréal.
D’après un sondage qu’il a mené auprès d’une cinquantaine de caisses de retraite, la part de l’actif géré par des firmes québécoises a diminué de 15 points de pourcentage de 2005 à 2011.
«C’est une perte de 35 à 40 G$ en actif pour des gestionnaires qui ont leur siège social au Québec. Cela représente plus de six fois l’actif de Placements Montrusco Bolton, et plusieurs dizaines d’emplois», remarque Jacques Bourgeois.
«Des universités québécoises, financées par les taxes des Québécois, ont de 10 à 15 % de leur actif géré par des gestionnaires québécois. Ça n’a pas de bon sens», dit le professeur qui souligne que la caisse de retraite de HEC Montréal affiche des rendements enviables alors que 90 % de son actif est géré au Québec.
Il reste que les investisseurs institutionnels doivent gérer en bon père de famille, selon Michel Delisle : «Il y a des caisses de retraite qui se disent : « On cherche le meilleur gestionnaire. Point. Sa nationalité importe peu. »»
Mourir de soif
Quoi qu’il en soit, en marge des firmes présentes au répertoire, il y a celles qui ont fermé boutique. Difficile de connaître leur nombre, puisque les registres de l’Autorité des marchés financiers (AMF) ne permettent des requêtes qu’à partir d’une base de données constamment mise à jour.
Cependant, leurs histoires se ressemblent. La chute est entraînée soit par le retrait du mandat d’un client trop important, soit par l’épuisement des ressources financières d’associés qui jettent l’éponge. Une contre-performance, l’absence de rentabilité de la firme et le manque de liquidités peuvent aussi être en cause.
Un ancien dirigeant québécois, qui a fermé boutique après avoir perdu un client important et qui préfère garder l’anonymat pour éviter de miner sa recherche d’emploi, soutient que cet échec a été pour lui équivalent à la perte d’un enfant.
Mince consolation : le pourcentage d’entrepreneurs financiers qui survivent au fil du temps est comparable à celui des autres secteurs économiques, d’après Michel Delisle.
Ainsi, la probabilité qu’une entreprise survive une année de plus s’établit à 75,1 %, pour le passage de la 1ère à la 2e année d’existence, et à 88,3 % pour le passage de la 9e à la 10e année, selon une étude sur la survie des nouvelles entreprises du Québec réalisée en 2008 pour le gouvernement provincial.
Geneviève Blouin souhaite tout de même augmenter cette probabilité en amenant les institutions et les fortunes familiales à investir au moins 1,5 G$ chez des gestionnaires en émergence locaux au cours des deux prochaines années. D’autres idées ont été soulevées (voir l’encadré ci-contre).
patience récompensée
Née au tournant des années 2000, Gestion de portefeuille Triasima a surmonté les difficultés liées à son émergence. Après avoir démarré avec 25 M$, la firme a vu son actif sous gestion croître progressivement et atteindre 400 M$ vers 2006.
La firme a plafonné à ce montant jusqu’en 2010, et après avoir investi en marketing et avoir réussi à traverser différentes crises de croissance, elle affiche aujourd’hui un actif de 2,8 G$.
«Pour qu’une firme soit viable pendant 14 ans, il faut y investir, ou rétribuer les personnes qui y travaillent, et en fin de compte, j’ai passé 14 ans sans en retirer de revenu net», témoigne André R. Chabot, président et chef des placements de Triasima.
Selon lui, pour survivre, les entrepreneurs doivent faire preuve de patience et avoir les reins solides : «La traversée du désert peut être assez longue, mais c’est encore possible», dit-il.