Autrement dit, un représentant qui a 30 M$ d’actif sous administration pourrait toucher un chèque allant jusqu’à 300 000 $, qu’on lui versera sous la forme d’un prêt remboursable sur 7 à 10 ans. «Dans un tel cas, le cabinet ne fera pas d’argent pendant 10 ans», estime Gino Savard.
Si le pourcentage de commission sur les ventes brutes (payout rate) de la nouvelle firme est plus bas, cela pourrait toutefois être moins coûteux pour elle. «Mais je ne vois pas cela actuellement. Dans les cabinets indépendants d’épargne collective, ces taux demeurent élevés, soit entre 70 et 85 %», dit-il.
Ces dernières années, plusieurs acteurs de l’industrie sont en mode croissance et achètent des pratiques individuelles ou de petits cabinets afin d’augmenter leurs parts de marché. C’est notamment le cas du Groupe Financier Horizons et d’Investia, qui appartient à iA Groupe Financier.
Du cas par cas
«Pour ma part, je ne verse pas de prime dès qu’un représentant entre chez nous. Cela dépend de la taille du bloc d’actif, du travail que nécessite le déplacement. Chez MICA, nous ferons souvent une part importante des tâches administratives pour le conseiller», ajoute Gino Savard.
Éric Lauzon, vice-président régional pour l’Est-du-Canada de Gestion de patrimoine Assante, fait du recrutement depuis 10 ans et nous donne un tout autre son de cloche. Il n’a pas augmenté les primes de transfert versées à de nouveaux candidats et il ne perçoit pas vraiment cette surenchère. «Évidemment, si un représentant a une pratique importante en santé, on paiera plus», précise-t-il.
«La taille de l’actif a son importance, mais on voudra également analyser la qualité de la clientèle et s’assurer qu’il n’y a pas de problèmes potentiels de conformité, par exemple si le représentant détient beaucoup de fonds avec effet de levier», dit-il.
«Ceux qui paient 6 000 $ ou 7 000 $ par million pour une pratique de 30 M$, cela me semble très bien payé. De mon côté, je ne me suis jamais fait débaucher un représentant en échange d’une telle offre», ajoute Éric Lauzon. Selon lui, l’actif sous administration moyen par représentant en épargne collective est beaucoup moins élevé que dans le courtage de plein exercice, et serait de l’ordre de 20 M$. Selon notre Top 12 des cabinets multidisciplinaire, il s’élève à 15,1 M$.
La façon dont on recrute un représentant se fait aussi au cas par cas. Lorsqu’Assante Québec a recruté Perry Loyello et Martin Taylor dernièrement, la presque totalité de leur actif était investie dans des produits du Groupe Investors, des placements qui ne sont pas transférables chez Assante. «Nous devons bien sûr à court terme les soutenir financièrement. Mais nous savons que ces conseillers vont aller chercher beaucoup de nouveaux clients, et nous pensons qu’ils auront deux fois plus de succès que dans le passé», précise Éric Lauzon.
Concurrence déloyale ?
«Je n’ai jamais convaincu un conseiller de changer de firme avec un montant de transition. Pour le conseiller qui a réussi, ce sera secondaire. Il souhaitera avant tout qu’on lui offre des moyens d’augmenter son chiffre d’affaires, des structures de facturation transparentes et en conformité avec le MRCC 2 et des outils technologiques. Et pour beaucoup de plus petits cabinets, cela coûte très cher. Il y a également chez les clients des besoins grandissants de services de gestion de patrimoine, et c’est ce que nous leur proposons», indique Éric Lauzon.
Un plus petit cabinet comme Mérici Services financiers fera parfois les frais de cette surenchère. Certains de ses représentants se sont fait débaucher en échange de généreuses compensations. «Je m’interroge quant à la transparence vis-à-vis des clients, et aussi quant à la tentation pour certains représentants de changer d’employeur pour les mauvaises raisons, par exemple pour avoir une compensation ou pour cacher de mauvaises pratiques d’affaires», dit Maxime Gauthier, chef de la conformité chez Mérici.
«Nous n’avons jamais signé un chèque pour attirer un représentant. Nous considérons que notre environnement de travail et nos plateformes sont intéressants. Les conseillers viennent chez nous parce qu’ils le souhaitent et qu’ils seront traités comme des associés», précise-t-il.
Selon lui, la tendance selon laquelle on signe des chèques de plus en plus importants aux représentants fragilise les plus petits acteurs qui n’ont pas les moyens d’en faire autant, et en fin de compte, cela ne favorise pas une saine concurrence dans l’industrie financière. «Et si le facteur décisif pour changer de firme, c’est le chèque, le client n’en saura rien. On lui vantera plutôt d’autres aspects de l’employeur, et je doute qu’il en ressorte gagnant», déplore Maxime Gauthier.
Favoriser les produits maison
Ceux qui paient de généreuses compensations appartiennent souvent à des sociétés de fonds communs de placement, remarque Gino Savard : «Plusieurs dirigeants de ces cabinets me disent que l’objectif de telles offres sera de favoriser la pénétration des produits maison grâce à leur propre réseau de représentants».
Soulignons qu’Assante est une filiale de la société de la Financière CI. «Chaque société de fonds décide de la manière dont elle va rémunérer le représentant. Par exemple, Fidelity pourrait payer plus que CI», tient à préciser Éric Lauzon. Et certains manufacturiers de fonds offriront des produits exclusifs qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.
D’ailleurs, la plupart des grandes banques vendent des fonds dits maison. Le consommateur le sait et s’attend à se faire proposer ces produits. Dans le cas de firmes comme Assante (fonds CI) et même iA (fonds iA Clarington), le lien est moins direct. Sachant que son client ignore cette relation, le représentant ne sera-t-il pas alors tenté de vendre des fonds CI, par exemple ?
«C’est vrai que le lien est moins direct pour certaines firmes, mais pour privilégier les fonds maison, il faudrait d’abord que les produits soient supérieurs, ce qui peut être le cas, mais le conseiller ne sera pas plus payé pour le faire. Il pourrait également arriver que les clients d’un de nos conseillers n’ait aucun produit de la firme CI», souligne Éric Lauzon.
«N’importe quelle entreprise intégrée souhaitera logiquement favoriser la «famille», c’est une question de convergence, affirme Maxime Gauthier. Et à l’ère où il faut laver plus blanc que blanc, certaines firmes de courtage qui se disent indépendantes ne déclarent pas clairement aux clients qu’il y a un possible conflit d’intérêts lorsqu’elles leur vendent des produits maison, ou simplement, qu’elles détiennent elles-mêmes une société de fonds», note-t-il.
Divulgation aux clients
D’ailleurs, les clients n’ont souvent aucune connaissance des tractations entre leur conseiller et la nouvelle firme. Nombre d’entre eux seront placés devant le fait accompli.
Les autorités de réglementation des États-Unis, aux prises avec la même situation, ont récemment opté pour la transparence. Après plusieurs années de débats, la Financial Industry Regulatory Authority (FINRA) a adopté en mars dernier la Règle 2273, qui expliquera les conséquences potentielles pour le client de transférer son actif chez une autre firme (voir l’encadré).
Au Québec, la réforme du Modèle de relation client conseiller (MRCC 2) entraînera également une plus grande transparence, grâce à la divulgation, à partir de juillet 2016, des frais et des honoraires que paient les clients des conseillers.
Le porte-parole de l’Autorité des marchés financiers (AMF), Sylvain Théberge, nous confirme cependant qu’aucune réglementation obligeant la divulgation de primes de transfert ou toute rémunération différée lors d’un changement de firme n’est actuellement à l’étude du côté de l’AMF et des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM). Industrielle Alliance a décliné notre demande d’entrevue.