Alors que l’année économique est déjà bien amorcée et que les mots inflation et hausse de taux d’intérêt sont sur toutes les lèvres avait lieu l’événement annuel Perspectives 2023, organisé par CFA Montréal le 26 janvier dernier au Centre Sheraton du centre-ville.
Devant quelques centaines d’invités provenant des milieux d’affaires, étaient conviés le vice-président et économiste en chef du Mouvement Desjardins, Jimmy Jean, et le directeur général de BlackRock Investment Institute, Jean Boivin, tous deux venus partager leurs prévisions économiques pour l’année au moment même où, selon eux, nous entrons en récession mondiale.
L’économiste en chef du Mouvement Desjardins, Jimmy Jean, a rappelé que son institution financière avait été dans les premières à évoquer le spectre d’une récession mondiale dès septembre 2022. « Si on regarde du côté de la Chine, qui pèse lourd dans l’économie mondiale, on observe qu’une grande majorité d’indicateurs sont actuellement très négatifs alors que le pays amorce une réouverture rapide par rapport à ce qui a été observé ailleurs depuis la pandémie. » Il croit qu’il faut demeurer prudent quant aux gains potentiels de cette réouverture (accès aux matières premières, secteur manufacturier mondial, etc.) et qu’un scénario de confinement n’est pas à exclure totalement en raison de la fragilité de leur système de santé.
L’Europe, qui semblait encore plus mûre pour une récession, en raison de la crainte d’un choc énergétique, se tire mieux d’affaire que prévu, selon lui, en raison de demandes plus faibles qu’anticipées pour le gaz naturel. L’hiver n’est pas terminé, rappelle-t-il, et l’Allemagne, entre autres pays, reste très exposée à la Chine. Il observe que le processus de resserrement monétaire de la Banque centrale européenne est en voie de combler un certain retard. « Ils ont démarré tardivement, mais ont été très agressifs pour rattraper le niveau d’autres banques centrales. »
« Quatre des cinq récessions mondiales ont mis en évidence une récession américaine », mentionne Jimmy Jean, qui rappelle que les États-Unis constituent encore le gros morceau du puzzle. Les indices « manufacturiers » et « services » sont tous deux en léger territoire de contraction. « Depuis 1997, nous n’avons observé qu’un seul faux signal à ce chapitre. En général, de tels résultats coïncident avec une entrée en récession. » Il souligne que les États-Unis ont connu l’un des plus rapides resserrements de ses taux d’intérêt de son Histoire. « À tout le moins depuis 1980. » Aux premières loges de cette hausse des taux d’intérêt : le secteur immobilier qui a été frappé de plein fouet. « Tous les indicateurs reliés à l’immobilier sont en forte baisse. Ça cogne dur et une récession de ce secteur n’est pas objet de débat. On constate un choc de la richesse des ménages, un choc dans les investissements résidentiels. »
Au Québec, avec une baisse du PIB de -1,9% au troisième trimestre, la province est aux portes d’une récession. « S’il fallait qu’il y ait une nouvelle baisse au prochain trimestre, nous serions en récession au sens technique », signale le vice-président et économiste en chef du Mouvement Desjardins. Il précise que le Canada s’en est bien tiré essentiellement en raison des exportations de matières premières. « C’est ce qui explique la meilleure performance du Canada par rapport au Québec. Mais comme d’autres indicateurs sont négatifs, tels que la demande intérieure et la consommation des ménages – qui est souvent annonciateur d’une récession, le Canada est aussi à risque. »
Dans ce contexte, l’économiste en chef du Mouvement Desjardins entrevoit pour l’année une contraction du PIB aux États-Unis et Canada. Il estime que les taux de chômage devraient aussi augmenter dans les deux pays, avec au Canada un taux qui s’approche des 7% et un taux à 5% chez nos voisins du Sud. « Ce sont des augmentations qui dépassent largement les seuils que l’on identifie à des récessions en moyenne par le passé. » Cela devait contribuer à faire baisser le taux d’inflation, qui devrait poursuivre son élan à la baisse et atteindre près de 2,5% en fin d’année, ce qui est conforme avec les prévisions de la Banque du Canada « Nous estimons que nous sommes donc prêts, d’ici la fin de l’année, à commencer tranquillement un processus de normalisation monétaire. »
En entrevue après sa conférence, l’économiste en chef du Mouvement Desjardins a avoué cependant qu’on devra s’habituer pour quelque temps encore à un environnement avec des taux d’intérêt plus élevés. « Nous sommes dans un cycle économique marqué par une plus forte inflation, plus volatile, où les taux d’intérêt sont maintenus plus élevés contrairement aux politiques monétaires accommodantes passées. » Il rappelle toutefois qu’on ne retournera pas à un tel paradigme et qu’il faut s’habituer, par exemple, à des taux hypothécaires plus élevés. « Ce n’est pas du jamais vu. On a connu ça antérieurement. La différence est qu’aujourd’hui les prix des maisons sont plus élevés, d’où la difficulté pour certains à accéder au marché immobilier. »
Le nouveau manuel de sortie de récession et les marchés boursiers
Le directeur général de BlackRock Investment Institute et ex-sous gouverneur de la Banque du Canada, Jean Boivin, est d’avis que le manuel de sortie (playbook) d’une récession passée ne s’applique plus au contexte actuel. « Ce n’est pas une récession typique, l’environnement général depuis 2020 est en rupture avec celui des quarante dernières années. » Il observe, notamment, que les contraintes actuelles sur le marché du travail créent une sorte de goulot d’étranglement (bottleneck) qui réduit la capacité de production. « Le marché du travail actuel n’est pas un marché en santé. » Des tendances structurelles, comme la réduction de la main-d’œuvre due au vieillissement de la population, poussent selon lui l’inflation à la hausse.
Jean Boivin croit que les marchés boursiers demeurent en général trop optimistes par rapport à d’éventuelles réductions des taux d’intérêt. « Nous pensons qu’ils anticipent trop rapidement des baisses de taux que nous ne voyons pas venir. Nous rejetons toute prévision de rebond des actions fondée sur des anticipations de réductions de taux en 2023. » Selon lui, les prévisions de bénéfices des sociétés ne prennent pas en compte les pertes qu’une récession provoquerait. Il croit que ces prévisions trop optimistes pourraient être revues à la baisse par les analystes. De façon générale, il estime qu’actuellement les investisseurs ont un appétit moindre pour le risque.
Repenser le rôle des obligations
Selon le directeur général de BlackRock Investment Institute, les obligations n’apportent plus le même effet de diversification sur les portefeuilles que par le passé. « Les obligations classiques n’ont pas été le refuge habituel contre les rendements des actions en 2022. » D’après le rendement annuel des actifs, les obligations et les actions ont dégagé des résultats négatifs depuis le début de l’année. « Le manuel passé nous disait que les obligations à long terme étaient un bon refuge pour les investisseurs. Mais nous pensons que ce n’est pas une récession comme les autres, que les banques centrales ne pourront pas diminuer leur taux et on est d’avis que l’inflation ne sera pas aussi basse qu’anticipée par les marchés. »
Dans une perspective stratégique sur 10 ans, Jean Boivin mentionne qu’il voit d’un bon œil une surpondération des obligations indexées sur l’inflation, des actions et des titres de créance privée. « Nous avons réduit notre sous-pondération de longue date des obligations d’État, principalement en raison de leurs valorisations moins dissuasives », précise-t-il dans sa présentation.