
L’appétit des conseillers à intégrer les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les portefeuilles de leurs clients a reculé en 2024. Derrière le clivage entre ceux qui croient avec ferveur à l’ESG et ceux qui s’en méfient se cachent des vents de face de ce secteur, y compris certaines craintes de sous-performance de ce type d’investissement.
Ainsi, l’intégration dans les portefeuilles des clients de l’investissement axé sur les facteurs ESG recule en 2024, après avoir connu un sommet en 2022, selon le Pointage des courtiers québécois et le Pointage des courtiers multidisciplinaires. En 2022, la part moyenne pondérée d’actif géré ciblant l’ESG se chiffrait à 34,9 % chez les conseillers en placements liés à des courtiers de plein exercice, alors qu’elle n’était que de 19,6 % en 2024. Chez les conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires, cette proportion s’établissait à 14,2 % en 2023, à 13,5 % en 2022, et se chiffre à 8,9 % en 2024.
En 2024, les conseillers du secteur du plein exercice ayant un actif moyen par client parmi le Top 20 % de leur catégorie sont plus enclins à avoir une plus grande proportion de leur actif en ESG que leurs pairs. Chez les conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires du Top 20 %, c’est le contraire qui s’observe, soit un revirement de tendance par rapport à 2023.
Nos sondages auprès des conseillers démontrent encore cette année que l’ESG polarise. Un segment de conseillers a adopté l’investissement ESG pour la quasi-totalité de leurs portefeuilles, alors que d’autres, parfois sceptiques, tournent le dos à l’ESG ou en ont une part minime.
En tout, 6,3 % des répondants affirment qu’au moins 80 % de leur actif géré est orienté vers des stratégies ESG.
À l’inverse, en 2024, 29 % des conseillers de plein exercice et 20 % des conseillers liés à des courtiers multidisciplinaires avaient 0 % de leur actif administré orienté vers l’ESG. En 2023, 29 % des premiers et 15 % des seconds n’avaient aucun actif orienté vers l’ESG par rapport à 15 % et 16,3 %, respectivement, en 2022 et 42 % et 34 % respectivement, en 2020. Cette tendance laisse croire qu’un segment de conseillers semble avoir tenté l’ESG ces dernières années avant de s’en détourner. L’intérêt vers l’ESG a décru, après un sommet en 2022.
« C’est très important et mes enfants vous le diront eux-mêmes », affirme un conseiller dont 100 % de son actif géré est axé vers l’ESG. « C’est important pour nous et nos clients », entonne un autre dont l’actif est orienté à 95 % vers l’ESG. « C’est quelque chose que mes plus jeunes clients demandent », ajoute un autre.
À l’autre bout du spectre, chez les conseillers « méfiants », on affirme que « la demande est plutôt basse ». La critique d’écoblanchiment revient souvent : « Beaucoup de tape-à-l’œil, de “greenwashing” encore », lance un conseiller dont la part ESG s’élève à 25 %. « Je ne crois pas vraiment aux ESG. C’est du marketing », ajoute un conseiller, dont l’actif ESG s’élève à 20 %.
Un conseiller en placement qui ne détient que 1 % d’ESG en portefeuille tranche : « Ce sont des mouvements de foule. Je ne touche pas à ça ; le 1 %, c’est pour les clients qui l’ont demandé. » Un autre représentant, qui ne détient aucun actif ESG, souligne un thème souvent relevé : « Les rendements sont souvent inférieurs », dit-il.
Natalie Bertrand, conseillère chez Services d’investissement Quadrus, rend compte de son expérience décevante avec l’ESG. Les rendements d’une cliente qui a investi dans un fonds distinct durable « sont négatifs depuis l’ouverture de son portefeuille en 2021. Elle a perdu quatre années (sans aucun rendement positif), mais c’était son choix. »
Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’écart entre la performance des produits de type ESG et les fonds non ESG de la même catégorie, selon les périodes de comparaison. Dans le nombre figurent notamment les frais de gestion, la variété des stratégies d’investissement, les possibles concentrations sectorielles des fonds ESG.
Par exemple, l’indice ESG lié à la transition énergétique, le S&P Global Clean Energy Index qui a reculé de 66 % depuis son sommet de janvier 2021 et de 22 % depuis un an.
Pourtant, tous les fonds ESG ne sont pas en recul. Par exemple, le iShares ESG Aware MSCI Canada Index ETF (XESG) montre une croissance de 25 % depuis janvier 2021.
Jean Morissette, consultant dans le secteur du courtage de plein exercice, offre une perspective plus nuancée. « Les fonds qui battent les indices sont minoritaires et ce n’est pas différent pour les fonds ESG, dit-il. Certains ont des performances très comparables aux meilleurs fonds non ESG. Les trouver n’est pas un exercice différent de la recherche de fonds traditionnels performants ».
Le tiède engouement de certains conseillers à l’endroit de l’ESG pourrait-il être lié à un manque de temps, de ressources et de formation pour faire une bonne évaluation ESG de leurs portefeuilles ? C’est ce que mettait de l’avant Andrew Kriegler, président et chef de la direction de l’Organisme canadien de réglementation des investissements (OCRI) lors des Rendez-vous de l’Autorité des marchés financiers en février 2024.
Mary Hagerman, conseillère en placement et gestionnaire de portefeuille chez Raymond James, ne le croit pas, pas du côté des conseillers de plein exercice en tous cas. « De plus en plus de firmes en valeurs mobilières ont des ressources pour aider les conseillers à faire une sélection plus éclairée, dit-elle. Mais c’est un domaine où il y a toujours de la controverse. »
Dans le sondage, certains répondants se plaignent d’un manque de temps et de ressources, mais il s’agit dans une certaine mesure de « faux-fuyants », selon Jean Morissette. Quand un conseiller fait son choix de fonds traditionnels, il s’appuie sur une sélection qui lui est soumise par son courtier, explique-t-il. Il en est de même pour les fonds ESG : le conseiller n’a pas à faire une analyse spécifique, il lui suffit de se fier sur ce qui lui est proposé. Bien sûr, certaines firmes effectuent un travail plus soigné et exhaustif que d’autres, reconnaît le spécialiste, mais le travail d’analyse ne repose pas sur les épaules du conseiller individuel.
La progression de l’ESG est freinée à ce moment-ci, mais c’est temporaire, juge Jean Morissette. D’une part, ce qu’on a appelé la « politisation » du dossier ESG aux États-Unis a joué un rôle, rapportait un rapport de l’Association des marchés de valeurs et des investissements (AMVI, anciennement IFIC), les fonds communs et les FNB ESG ayant « enregistré (en 2024) des ventes nettes négatives malgré des ventes nettes positives pour les fonds communs de placement et les FNB ». Ce retrait tient en partie à une pression sociale neutralisée : « C’était bien d’avoir de l’ESG dans les portefeuilles », constate Jean Morissette, et cette pression sociale est présentement atténuée.
Cependant, l’ESG prépare un retour de balancier, juge Jean Morissette, car les préoccupations pour le climat ne vont pas s’estomper. « Dans notre industrie, les cycles durent de deux à cinq ans », dit-il. Ce retour prendra probablement une forme plus discrète, prévoit Mary Hagerman. « Je crois que l’ESG va continuer à évoluer et se répandre dans les outils de placement, mais il va entrer par la porte arrière, dit-elle. Ça va davantage évoluer en modifiant les noms et les étiquettes des fonds. Les principes fondamentaux vont continuer à évoluer et, surtout, ceux qui mènent à une meilleure performance seront adaptés dans la construction de produits et de portefeuilles sans les nommer “ESG” ».
La conseillère ne serait pas surprise que l’attrait pour l’ESG continue d’être plus prononcé auprès des clients plus fortunés, comme le montre notre sondage. L’intérêt soutenu pour l’ESG est lié « au fait d’avoir plus d’argent, ce qui permet de garder le cap plus longtemps, juge Mary Hagerman. On peut se permettre d’être plus patient pour respecter ses valeurs et penser qu’à plus long terme on va avoir raison », ajoute-t-elle.