Brigitte Alepin, professeure en fiscalité au Campus de Saint-Jérôme de l’UQO, en a fait le sujet de son dernier documentaire : Rapide et dangereuse, une course fiscale vers l’abîme. Pour démêler cet enjeu complexe, elle s’est entretenue avec des sommités internationales, de Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie, à Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie.
Brigitte Alepin, qui réalise et co-scénarise le documentaire, faisait ses premières entrevues à Paris, quand la pandémie a commencé à prendre de l’ampleur. Elle raconte comment, lorsqu’elle a fait son entrevue avec Bruno Le Maire, celui-ci avait eu une rencontre d’urgence le matin même, sur le confinement imminent de la France. Et deux semaines après son retour au Québec, la province se confinait.
« J’étais triste, comme plusieurs. Je me suis dit bon, ça y est, c’est fini. On a des entrevues incroyables, mais ce sera de l’énergie perdue. »
Puis Brigitte Alepin décide de ne pas baisser les bras, et trouve des façons de continuer les tournages malgré le confinement. Par exemple, son équipe a envoyé de l’équipement de tournage chez Joseph Stiglitz, que celui-ci a installé lui-même, aidé par sa femme et guidé au téléphone par l’équipe de production. « Dans le milieu économique, les entrevues sont souvent sans saveur. Elles ont beaucoup de substance mais sont plates à regarder. Mais là, ils étaient excités et content de s’exprimer sur ce sujet. Ils se sont ouverts, relax, de chez eux. Ça a fait un produit vraiment magique. »
Lorsque le confinement s’est relâché, ils ont pu engager des caméramans locaux qui se rendaient chez les intervenants, alors que Brigitte Alepin menait l’entrevue à distance, de chez elle. Finalement, le documentaire a été réalisé en 6 mois à peine, un temps record pour un projet de cette envergure.
Pour attirer les investissements étrangers et encourager les multinationales à s’installer chez eux, et ainsi créer des emplois, les États offrent des taux d’imposition réduits et avantageux. Le problème c’est que, depuis les 30 dernières années, il y a une surenchère entre les pays qui s’est transformée en course pour le plus bas taux d’imposition : un jeu dangereux auquel tout le monde perd, sauf les plus riches. Il y a 30 ans, les taux d’imposition pour les entreprises étaient au-dessus de 50%. Aujourd’hui, la moyenne pour les pays de l’OCDE est autour de 25%.
Ce qu’il y a de plus surprenant, selon Brigitte Alepin, c’est que ce phénomène n’a jamais été abordé durant les grandes négociations internationales sur la mondialisation, après la Seconde Guerre mondiale. « J’ai fait 20 entrevues, et j’ai posé la même question à tout le monde. La réponse était toujours non. Ça n’a pas été discuté. » Était-ce intentionnel, un oubli ou une erreur?
Quoiqu’il en soit, aujourd’hui nos régimes fiscaux doivent être modernisés, et rapidement, pour répondre aux réalités de la mondialisation. Mais comme il s’agit d’un nouveau problème, la marche à suivre n’est pas claire.
« On avance en territoire inconnu. On ne sait pas quelles sont les étapes. On ne peut pas se fier sur l’Histoire et ce qui s’est fait la dernière fois. »
Les impacts de cette défiscalisation des plus nantis sont multiples : austérité, endettement des États, sous-financement des services publics comme l’éducation et la santé, etc.
Les PME sont aussi victimes de ce phénomène. « Même quand je suis à Paris, je parle de ma région à moi, à Sainte-Agathe. Il y avait plein de petits commerces. Puis Walmart est arrivé. » Brigitte Alepin raconte aussi que sa cousine avait un café à Saint-Sauveur qui fonctionnait bien? jusqu’à l’arrivée de Starbucks.
En plus de profiter de taux d’imposition réduits, ces multinationales arrivent dans une région avec déjà une panoplie d’avantages, comme des économies d’échelle, des taux d’emprunt préférentiels et des équipes d’experts (avocats, fiscalistes, lobbyistes, etc.). Même si les PME sont en bonne santé et bien installées dans leur région, l’avantage de ces géants est souvent insurmontable. « Les paradis fiscaux sont dans ton village », illustre Brigitte Alepin.
Pour freiner cette course au plus bas taux d’imposition, la seule solution est de coopérer avec les autres États du monde, selon Brigitte Alepin. Même une collaboration régionale peut être bénéfique.
« Elle peut paraître utopique, cette coopération. Mais après la COVID, on peut aspirer à des grandes choses. »
Brigitte Alepin donne l’exemple de la conférence TaxCOOP, qui s’est tenu du 13 au 15 octobre, et dont elle est la cofondatrice. Elle explique comment le simple fait de se rencontrer et de discuter ensemble peut aider à réduire les tensions entre les pays qui sont causées par cette concurrence fiscale. Avec 2300 personnes inscrites et plus de 150 conférenciers, « c’est la conférence la plus importante de 2020, mais peut-être aussi de l’Histoire. » Le sujet est d’autant plus d’actualité au moment où les gouvernements doivent dépenser sans précédent pour gérer les impacts de la pandémie et que, bientôt, ils devront trouver des moyens de renflouer leurs coffres.
Brigitte Alepin est aussi rassurée de voir que les citoyens sont mieux informés et plus préoccupés par ces questions. « De plus en plus les gens demandent ça : qu’on leur parle d’impôt, mais dans leur langage à eux. »
Le documentaire est disponible sur ICI TOU.TV.
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(Par Simon Cordeau – JOURNAL ACCS, Initiative de journalisme local)