L’univers des EM a profondément changé depuis cette époque. L’ancienne perception faisait des pays émergents des « sweat shops » manufacturiers carburant aux exportations. C’était le cas de la Chine certainement, et de quelques autres pays comme Taiwan et l’Afrique du Sud. Aujourd’hui, cette réalité se déplace vers les pays frontaliers.
En effet, ce sont les pays dits frontière « qui occupent désormais la position des pays émergents d’il y a 30 ans », affirme Adam Kutas, gestionnaire du Fonds Fidelity Pays émergents frontaliers chez Fidelity Investments, à Toronto.
L’indice MSCI Frontier Markets compte 34 pays, qui retiennent un peu plus de 1% de la capitalisation boursière mondiale. Les plus importants sont le Kuwait, le Vietnam, l’Argentine, le Maroc et le Nigéria.
Une troisième télévision
Il est plus que temps de revoir la façon dont on parle des EM, selon plusieurs spécialistes.
« Les Chinois n’en sont plus à acheter leur première télévision ou leur première voiture, mais leur deuxième ou troisième télévision, et la deuxième auto est une Range Rover », fait ressortir Christine Tan, vice-présidente adjointe et spécialiste des marchés émergents chez Placement mondiaux Sun Life, à Toronto.
« La Chine est le deuxième pays le plus riche au monde et amorcera en 2019 la construction de sa propre station spatiale, renchérit Adam Kutas. Ce ne sont pas des attributs traditionnels des pays émergents. »
On perçoit encore les EM comme un bloc monolithique, mais les réalités économiques sont très différentes entre la Chine et le Brésil, l’Afrique du Sud et la République tchèque. Malgré cela, ils demeurent uniformément à la merci des sautes d’humeur des banques centrales – la Réserve fédérale américaine au premier chef – et des investisseurs de Wall Street et de la City, qui eux-mêmes réagissent nerveusement aux moindres soubresauts des banques centrales. C’est une erreur, et injuste, selon nos intervenants.
Les EM souffrent également d’une dichotomie entre leur réalité économique très dynamique et le statut d’économie émergente que leur assigne les grands créateurs d’indices, notamment MSCI. Cet état de fait est flagrant en Corée du Sud, une des économies les plus avancées au monde, mais à laquelle MSCI réserve encore le statut d’« émergente » parce que le pays exerce encore certains contrôles sur les flux de capitaux, explique Adam Kutas. Évidemment, la méfiance se justifie face à la Chine, où les contrôles sont encore plus étendus et les comptes financiers, relativement peu fiables.
Par ailleurs, la situation financière des pays émergents s’est considérablement solidifiée, fait ressortir Serge Pépin, spécialiste en investissement, actions globales, chez BMO Gestion mondiale d’actifs, à Londres. Qu’il s’agisse du Brésil, de l’Argentine, du Mexique, de l’Indonésie, « la plupart de ces pays ont pu tirer beaucoup mieux leur épingle du jeux (que les pays développés) lors de la crise de 2008 », dit-il.
« Plusieurs pays ont détaché leur dette nationale du dollar américain et la détiennent maintenant localement, en monnaie du pays, ajoute Tristan Sones, vice-président et gestionnaire de portefeuille chez Placements AGF, à Toronto. Quant à leur contexte politique, il est difficile de dire s’il est plus instable que celui des États-Unis ou de l’Italie. »
Investir sur le repli
Au plan commercial, la plus grande faiblesse des EM demeure leur dépendance élevée à l’endroit des exportations vers les marchés développés. « Quand le commerce mondial va bien, les EM vont bien; et vice versa », souligne Jean-Pierre Couture, économiste en chef et stratège, marché émergents, chez Hexavest, à Montréal.
Cependant, le « grand découplage », qui a commencé à se dessiner entre les pays développés et émergents il y a une dizaine d’années, s’intensifie. Plusieurs EM font croître leurs classes moyennes, tandis que leur demande intérieure et le commerce entre elles augmentent sans cesse, ce qui les rend de plus en plus indépendantes des pays développés, indique Christine Tan.
Depuis le début de 2018, les indices boursiers émergents ont cédé environ 18%. Pour un investisseur « contrarien » comme Jean-Pierre Couture, cette dégringolade est un signal positif.
« L’évaluation des titres de pays émergents est en ligne avec la moyenne historique (depuis 2000, environ 12,6%, contre 6,9% aux États-Unis), alors qu’elle est très élevée aux États-Unis, note-t-il. Ça veut dire qu’on peut s’attendre à l’avenir à des rendements supérieurs dans les pays émergents. »