Les investissements en Chine par les plus grands fonds de pension publics du Canada font l’objet d’une surveillance accrue dans un contexte de détérioration des relations entre les deux pays et d’allégations selon lesquelles certains de ces investissements financent l’oppression de la minorité ouïghoure en Chine.
Récemment, des représentants du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario et de la British Columbia Investment Management Corporation, qui gère les pensions des travailleurs du secteur public de la Colombie-Britannique, ont déclaré à un comité parlementaire chargée d’étudier les relations sino-canadiennes qu’ils avaient interrompu les nouveaux investissements directs en Chine en raison des risques croissants associés à ce pays.
Cette pause est venue à la suite d’allégations d’ingérence étrangère chinoise dans les élections canadiennes de 2019 et de 2021, et d’allégations de harcèlement par des acteurs étatiques chinois de Canadiens opposés au parti communiste.
Au début du mois, le Canada a expulsé un fonctionnaire consulaire chinois. La Chine a riposté en quelques heures, expulsant à son tour une diplomate canadienne et affirmant que le Canada avait « saboté » les relations entre les deux nations.
Investir de manière prudente
Les deux plus grands investisseurs publics du régime de retraite du Canada, l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada (RPC) et la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), disent toutefois qu’ils ont besoin d’être exposés à la deuxième économie mondiale pour offrir des rendements aux Canadiens, mais ils promettent qu’ils peuvent investir de manière responsable en Chine.
Le directeur général principal de l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada, Michel Leduc, affirme que le fonds est « très prudent quant aux types d’actifs que nous acquérons et aux différents niveaux de risque politique et géopolitique, plutôt que d’éviter complètement ce qui pourrait devenir la plus grande économie du monde dans les 10, 15 prochaines années ».
Le régime de retraite détient 10 % de ses 536 milliards de dollars (G$) d’actifs nets en Chine.
Le directeur exécutif du Uyghur Rights Advocacy Project, Mehmet Tohti, estime toutefois que les pensions des Canadiens sont investies dans des entreprises qui profitent de la persécution de son peuple par le gouvernement chinois ou contribuent à la permettre.
« Parmi les entreprises, beaucoup d’entre elles font partie de la chaîne d’approvisionnement du travail forcé », a-t-il indiqué en entrevue.
Le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a déclaré en août dernier que la Chine commettait de « graves violations des droits de l’homme » contre les Ouïghours dans la région du Xinjiang. Il a appelé à une enquête plus approfondie sur « les allégations de torture, de violences sexuelles, de mauvais traitements, de traitements médicaux forcés, ainsi que de travail forcé ».
Le gouvernement chinois affirme qu’il lutte contre le terrorisme et l’extrémisme dans la région et exploite des centres d’enseignement professionnel dans le cadre d’une campagne de « déradicalisation ».
En 2021, le Parlement canadien a voté pour qualifier le traitement du peuple ouïghour par le gouvernement chinois de « génocide ».
Selon Michel Leduc, bien que le fonds soit prudent quant aux investissements en Chine, il reconnaît qu’il n’est pas facile de retracer les chaînes de fabrication de certains produits, comme les panneaux solaires, car une grande partie de l’approvisionnement mondial provient d’une région spécifique en Chine.
Selon le gouvernement américain, près de la moitié de l’approvisionnement mondial en polysilicium, un matériau clé des panneaux solaires, est fabriqué dans la région chinoise du Xinjiang, qui abrite le peuple ouïghour. Les États-Unis affirment que plusieurs fabricants de panneaux ont été accusés d’avoir recours au travail forcé ouïghour.
Et comme la majeure partie de la fabrication mondiale de panneaux solaires a lieu en Chine, il est presque impossible de dire quels panneaux peuvent inclure du polysilicium du Xinjiang, selon des responsables américains.
« Le monde a besoin de panneaux solaires, vous ne pouvez pas vous en passer », a soutenu Michel Leduc, ajoutant que le fonds souhaite travailler avec des entreprises qui font de leur mieux pour comprendre leurs chaînes d’approvisionnement, plutôt qu’avec celles qui ne sont pas intéressées par le changement.
En novembre, Mehmet Tohti a déclaré au comité parlementaire que le gestionnaire du fonds de pension du Québec avait investi plus de 2 G$ dans des entreprises associées au présumé génocide ouïghour ou au travail forcé.
Hong Kong Watch, une organisation non gouvernementale basée au Royaume-Uni, affirme que de nombreux gestionnaires de fonds de pension canadiens investissent dans des fonds indiciels, un panier de diverses actions d’entreprises, qui comprennent des entreprises liées au travail forcé ouïghour ou qui ont été impliquées dans la construction de camps d’internements de la minorité opprimée.
Ces caisses de retraite comprennent la CDPQ, le fonds du secteur public de la Colombie-Britannique et l’Alberta Investment Management Corporation.
La CDPQ a investi environ 2 % de son portefeuille de 402 G$ en Chine. Le fonds a développé « des critères rigoureux (environnementaux, sociaux et de gouvernance) pour tous (ses) investissements afin d’éviter d’investir dans des entreprises dont les pratiques violent des principes tels que le respect des droits de la personne », a soutenu sa porte-parole Kate Monfette dans un courriel, mais sans donner d’exemples.
La Caisse assure qu’une « petite partie » de son portefeuille est construite à l’aide d’indices ou gérée en externe.
Des liens étroits avec l’État
Le directeur des politiques et du plaidoyer chez Hong Kong Watch, Sam Goodman, a mentionné que les structures de gouvernance d’entreprise ne sont pas les mêmes entre le Canada et la Chine, où l’État joue un rôle beaucoup plus important dans l’économie.
« En vertu de la loi nationale sur le renseignement et des lois sur la sécurité de la Chine, ces entreprises, en particulier les entreprises technologiques, sont obligées de travailler main dans la main avec l’État chinois et elles ne sont pas autorisées à divulguer à une organisation ou à quiconque en dehors de la Chine l’étendue de cette collaboration », a-t-il expliqué en entrevue.
Cela signifie que des entreprises comme le géant du multimédia Tencent, principalement connu pour ses applications de médias sociaux et ses jeux vidéo, pourraient être impliquées dans la répression.
« Tencent, en tant que propriétaire de WeChat, a été accusé par Human Rights Watch d’avoir construit une porte dérobée dans leur logiciel permettant aux autorités d’identifier et de détenir les Ouïghours qui partagent du matériel religieux », a soutenu Sam Goodman.
L’Office d’investissement du RPC a investi plus d’un milliard de dollars dans Tencent en 2016.
Michel Leduc a affirmé au comité parlementaire que son fonds surveillait cet investissement « de très, très près pour continuer à comprendre les risques, y compris certaines dimensions plus larges liées aux droits de la personne de cet investissement ».
Le fonds de pension de la Colombie-Britannique a investi dans une entreprise, par l’intermédiaire d’un fonds indiciel, sanctionnée par les États-Unis pour avoir mis au point un système d’intelligence artificielle permettant de reconnaître les Ouïghours d’après leurs traits faciaux.
Daniel Garant, vice-président du fonds, a indiqué en comité parlementaire qu’il « s’engageait auprès des fournisseurs d’indices à améliorer ce qu’ils mettent dans l’indice ».
Dans un communiqué, le fonds britanno-colombien a expliqué que les investissements dans les indices sont nécessaires, car ils offrent « la flexibilité et la liquidité requise dans le cadre de notre portefeuille diversifié ».
L’Alberta Investment Management Corporation a annulé une comparution récemment prévue devant le comité parlementaire et a refusé de commenter, citant la campagne électorale en cours dans la province.