« Évidemment, ces deux secteurs sont ceux qu’on a l’habitude d’associer aux marchés émergents, reconnaît Christine Tan, vice-présidente adjointe et spécialiste des marchés émergents chez Placements mondiaux Sun Life, à Toronto. Eh bien non, c’est la technologie. »
Plus encore, la part des technologies dans l’indice MSCI dépasse celle du S&P 500 : 32 % contre 28,4 % (secteur des télécommunications inclus). L’indice MSCI Chine, pour sa part, bat à plate couture le S&P 500 avec une part de 42,5 % réservée aux technologies. Dans le MSCI marchés émergents, la part combinée des industrielles, des matières premières et de l’énergie ne totalise que 20,6 %; dans l’indice Chine, que 12,3%.
Bien sûr, on a tous entendu parler des grands porte-étendards asiatiques de la technologie comme Alibaba, Tencent, Samsung, LG, Taiwan Semiconductor Manufacturing, mais sans s’arrêter pour prendre la mesure du phénomène. Avec 275 000 employés, Samsung surpasse presque Apple, Google et Microsoft réunis.
Regarder vers l’Asie
Il ne faut pas croire que, parce que ces grands titres résident dans les « pays émergents », il y a un risque important d’y investir, fait remarquer Jean-Pierre Couture, économiste en chef et stratège, marché émergents, chez Hexavest, à Montréal. « Les investisseurs qui ont investi dans les fameux FAANG (Facebook, Apple, Amazon, Netflix, Google) ont oublié que ce n’est pas aux États-Unis qu’aura lieu la croissance future », dit-il.
Sous l’ombre gigantesque des grands noms foisonne un monde d’entreprises et de technologies de pointe dont on entend peu parler. En Inde, par exemple, autre havre techno, Jean-Pierre Couture affectionne des entreprises de service informatique comme Wipro, Infosys et Tata Consultancy Services. Là encore, les chiffres étonnent : Tata Consultancy abrite 395 000 employés, cinq fois plus que les 74 000 de la championne montréalaise Groupe CGI.
Toutefois, la lancée technologique ne niche pas seulement en Asie. Du Chili, le détaillant Falabella, avec 65 000 employés, mène la charge du commerce électronique sur toute l’Amérique du Sud, signale Adam Kutas, gestionnaire du Fonds Fidelity Pays émergents frontaliers chez Fidelity Investments, à Toronto. Le Kenya, rapporte pour sa part Christine Tan, abrite M-pesa, probablement le réseau de paiements mobiles le plus sophistiqué au monde.
Saut technologique
La lancée technologique n’est pas simplement une excroissance aléatoire des économies émergentes. Elle réside en leur cœur et les propulse, expliquent Christine Tan et Adam Kutas. La logique sous-jacente est celle d’un saut-de-mouton prodigieux que sont en train d’effectuer autant les pays émergents que frontière.
Ce bond s’effectue dans une foule secteurs clés: en finances avec la banque mobile, dans le détail avec le commerce électronique, dans les transports avec les trains à haute vitesse et les autos électriques, dans l’énergie verte avec les cellules photovoltaïques, dans la fabrication industrielle avec la robotique et la production à haute valeur ajoutée. D’un seul coup, les technologies permettent aux pays en émergence de se hisser au niveau des pays développés, souvent au-dessus.
Cette tendance de fond n’est pas près de s’épuiser, car là aussi contrairement aux idées reçues, les pays émergents sont de plus en plus innovateurs. Par exemple, parmi les 10 pays qui investissent le plus en R-D, on trouve cinq pays émergents, selon Statista. Au deuxième rang, la Chine, avec des dépenses de 475 G$ (américains) talonne les États-Unis, qui retiennent tout juste leur première place avec 553 G$. Au 5e et 6e rangs, la Corée du Sud et l’Inde, avec 88,2 et 83,2 G$ respectivement, grignotent la position de l’Allemagne (116,5 G$), tandis que la Russie (8e avec 58,6 G$) rattrape la France (7e 63,1 G$) et le Brésil tient le Royaume Uni dans sa mire (37,5 contre 49,6 G$).
Comme on peut s’y attendre, les dépôts de brevet dans le monde reflètent ces chiffres. En 2016, la Chine a déposé 1,33 millions de brevets, deux fois plus que les États-Unis, tandis que l’Inde et la Russie, les 7e et 8e plus importants soumissionnaires, ont déposé 45 000 et 41 587 demandes contre 67 899 pour l’Allemagne.
Avec la technologie, la matière grise loge maintenant hors des pays développés. Steve Jobs, lors d’une allocution à San Francisco, répondait ainsi à quelqu’un qui lui demandait pourquoi il faisait fabriquer ses produits en Asie : « Aux États-Unis, je suis incapable de remplir cette salle avec des ingénieurs industriels; en Chine, je peux remplir des villes. »