Un vieil adage avertit de prendre garde à ce que l’on souhaite; car cela pourrait se retourner contre soi. C’est ce qui pourrait survenir avec la récession, juge un stratège de JPMorgan : on pourrait ne pas en avoir une – et ce serait le pire.
« La plus grande menace pour les marchés financiers c’est qu’une récession ne se matérialise pas, ce qui obligerait la Réserve Fédérale à demeurer restrictive (hawkish) », a dit à Bloomberg TV Mike Bell, stratège de JPMorgan.
Selon le stratège, si l’économie américaine évite une récession et que la croissance des salaires demeure forte, cela veut dire que la Fed reprendrait à un moment donné ses hausses de taux, au-dessus du niveau que les marchés boursiers anticipent. « Malheureusement, à ce moment-là, on se retrouve dans un monde où tant les obligations que les actions baissent en même temps », a-t-il ajouté.
Récession provoquée
C’est un point de vue que partage Yannick Desnoyers, vice-président, économie, chez Addenda Capital. Avec une nuance majeure : une récession n’arrivera pas d’elle-même; elle sera provoquée par la Fed – et doit être provoquée par elle. « Alors la question devient : la Fed va-t-elle avoir le courage d’augmenter son taux directeur réel à un niveau suffisant pour générer cette récession? » soumet l’économiste.
Or, il faut une détermination d’acier pour poursuivre la hausse de taux dans le contexte actuel. Tout d’abord, la pénurie de main d’œuvre et le niveau de chômage historiquement bas maintiennent une pression soutenue sur la croissance des salaires. Car c’est là que se réfugie l’inflation, tout particulièrement dans les salaires du secteur des services. « Il est vrai que l’inflation a baissé dernièrement, reconnaît Yannick Desnoyers, mais sa composition s’est détériorée. Oui, elle a baissé dans les biens de base, notamment à 1,5% seulement, parce qu’on importe ceux-ci de Chine, par contre, elle est de 7,2% dans les services de base, et c’est là que les salaires influent le plus en ce moment. »
Ensuite, vient de se greffer une potentielle crise bancaire à juguler suite à la faillite de Silicon Valley Bank, Signature Bank et Silvergate. Pour faciliter les conditions d’autres banques qui risquent le naufrage, Goldman Sachs prévoit que la Fed va interrompre son régime de hausses de taux.
Pour mater l’inflation, il faudrait des taux élevés, que Yannick Desnoyers établit actuellement à au moins 5,75%. La Fed est encore loin de ce compte, son taux directeur flottant dans la zone 4,5%-4,75%.
Évidemment, un dérapage bancaire hors contrôle pourrait entraîner une récession sans le concours de la Fed. Toutefois, si on évite ce dérapage, l’économie demeurera avec une hausse de taux insuffisante, ce qui veut dire que « l’inflation va se normaliser à un niveau plus haut et va s’incruster plus profondément dans l’économie », juge Yannick Desnoyers.
Couper l’addiction net
Et cela imposera à un moment ultérieur un régime plus drastique de hausse de taux. « Plus longtemps la Fed va manquer de courage pour susciter une récession, plus grand sera le dommage. Si elle prend trop de temps à monter son taux au-dessus de l’inflation, celle-ci va demeurer élevée plus longtemps et s’ancrera plus profondément que si on avait réagi plus rapidement. C’est comme pour tout drogué : c’est plus difficile d’arrêter après cinq ans qu’après cinq mois. »
Jusqu’aux remous causés par les troubles bancaires, les Bourses semblaient relativement indifférentes aux menaces d’inflation et de récession. Les marchés jugeaient que la chute de 2022 avait fait le ménage de tous les excès accumulés, fait observer Yannick Desnoyers.
Cet optimisme des marchés est artificiel, juge l’économiste. « La valeur du S&P 500 est à 128% du PIB américain, signale-t-il. C’est une baisse par rapport au sommet historique de 165% qu’on a atteint en 2021, mais c’est le même niveau qu’au sommet de la bulle technologique de 2000. Les gens disent ‘wow, quelle baisse!’ mais ça reste encore très haut et c’est le résultat d’une politique monétaire beaucoup trop complaisante. »
Pour mettre en perspective le niveau boursier actuel, Yannick Desnoyers nous rappelle qu’en 2009, au lendemain de la grande crise financière, le S&P 500 avait baissé à un niveau de 40% du PIB. « Les gens pensent que les conditions financières sont serrées, note-t-il. C’est une erreur. Elles sont encore très permissives, les taux ne sont pas assez élevés, et c’est la raison pourquoi les bourses ne baissent pas. »
Épargner au lieu de dépenser
En réalité, malgré toutes les plaintes qui circulent quant au prix élevé des œufs et du bœuf, les conditions monétaires demeurent encore très favorables aux ménages, juge Yannick Desnoyers. Il est certain que pour les 20% des ménages à plus faible revenu, l’inflation leur fait mal. « Mais pour la majorité des ménages, leurs gains salariaux les maintiennent encore au-dessus de l’inflation. »
Pour comprendre cette proposition apparemment paradoxale, il faut calculer la situation en dollars, non en pourcentage, insiste l’économiste. Pour quelqu’un qui gagne 30 000$, une inflation de 5% sur un gain salarial de 5%, soit un gain de 1 500$, efface presque tout ce gain. Mais sur un revenu de 200 000$, un gain salarial de 5% représente un supplément de 10 000$ que l’inflation affecte beaucoup moins.
« Il y a trop de revenus en ce moment dans le marché du travail et les gens le dépensent encore, soutient Yannick Desnoyers. On va avoir une récession seulement au moment où les ménages vont commencer à épargner 100% de leurs gains salariaux. Mais ils ne commenceront pas à épargner ainsi tant que le taux de la Fed ne les convaincra pas de le faire. »