Malgré la hausse accélérée des taux d’intérêt, les entreprises ont bien tenu jusqu’ici. Mais les choses n’en resteront pas là, surtout si l’économie ralentit ou tombe en récession, car les taux élevés créent beaucoup de pression sur les coûts. On s’attend donc à ce que le secteur obligataire des entreprises en souffre. Dans un renversement inattendu, les titres à rendement élevé vont faire nettement moins bien que les titres de qualité.
« Une période prolongée de taux élevés et de faible croissance pèsera sur les fondamentaux du crédit des entreprises, affirme Vishy Tirupattur, directeur mondial, recherche sur les titres à revenu fixe, chez Morgan Stanley. Les emprunteurs de première qualité seront mieux à même de faire face à la situation, tandis que les emprunteurs de moindre qualité verront l’accessibilité à la dette devenir de plus en plus difficile. »
Au moment d’écrire ces lignes, l’analyste de Morgan Stanley anticipait la dernière hausse de taux de la Réserve Fédérale américaine (Fed) en juillet dernier. Et il a eu raison, notant que le geste de la Fed, imité par la Banque du Canada, allait continuer de faire peser sur les entreprises un coût plus lourd de la dette et allait compliquer leur capacité de lever de nouveaux capitaux ou de refinancer leur dette existante.
Mur de financement
L’horizon est assez chargé, relève Vishy Tirupattur. « À l’heure actuelle, écrit-il, les entreprises américaines font face à un ‘mur de financement’, avec 2 600 milliards $US de dettes arrivant à échéance entre 2023 et 2025. » La capacité des entreprises à surmonter ce mur dépendra de la qualité de leur crédit. « En conséquence, poursuit-il, nous nous attendons à une décompression des marchés du crédit aux entreprises, c’est-à-dire que les écarts de taux des emprunteurs de moindre qualité seront plus élevés que ceux des emprunteurs de moins bonne qualité. »
« Il y a un niveau élevé d’inquiétude quant au niveau de défaut potentiel du secteur obligataire à haut rendement », renchérit Lan Anh Tran, directrice, analyste de recherche, chez Morningstar. Avec les taux plus élevés et les conditions de crédit plus serrées, les entreprises ne pourront plus émettre de la dette à des taux plus bas. La qualité de crédit de ces émetteurs est en question. »
Certes, la placidité actuelle des marchés obligataires pourrait laisser croire autrement, reconnaît Lan Anh Tran. Après un sommet de 4,6% en octobre 2022, l’écart de crédit entre le crédit de qualité et le crédit à haut rendement a fléchi à 3,8%. « Les investisseurs ne semblent pas très préoccupés actuellement par une récession et les risques de défaut, » commente-t-elle. Mais avec des taux élevés qui persistent et des perspectives de récession, ou tout au moins de ralentissement, « on va s’inquiéter davantage des firmes à plus haut risque incapables de rembourser leurs dettes. »
On parlait beaucoup récemment d’un atterrissage en douceur, une situation qui aurait contribué à atténuer les craintes de défaut de paiement. Par contre, les déboires actuels de la Chine, où certains observateurs croient déceler les premiers signes d’une déflation à venir, ont contribué à freiner ce qu’un stratège a appelé « le rally de la non-récession ».
Au quatrième trimestre de 2022, les dépenses d’intérêt pour l’entreprise médiane augmentaient déjà plus vite que son BAIIA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement). Depuis, elles n’ont fait que s’accélérer, note Vishy Tirupattur. À la fin de 2023, en supposant des bénéfices léthargiques, le ratio de couverture des prêts va plus probablement passer sous la moyenne historique, tombant à 4,5 comparé au sommet de 5,5 à la fin de 2021. Or, si les bénéfices déclinent, « ce ratio pourrait chuter près de creux ‘récessionistes’ et hausser sensiblement le nombre d’entreprises avec des ratios en détresse », prévoit l’analyste.
Le coup d’œil est complètement différent du côté des sociétés bénéficiant d’une note de première qualité. Certes, elles aussi verront leur ratio de couverture chuter sous leur niveau très robuste actuel, mais elles devraient relever le défi en s’occupant de bien calibrer leur bilan, juge Vishy Tirutattur.
Renversement des rendements
Le résultat final est inattendu. Pour le crédit de première qualité, Morgan Stanley prévoit pour la période à venir des rendements totaux de 7% à 8%, alors qu’ils seront de 4% à 5% du côté des obligations à haut rendement.
Lan Anh Tran ne se prononce pas de façon aussi précise sur les rendements des deux catégories de titres, mais « je suis d’accord avec la lecture générale » de Morgan Stanley, dit-elle. Elle recommande donc aux investisseurs de se déplacer du côté des titres de première qualité.
Elle reconnaît que certains titres à haut rendement pourraient très bien tirer leur épingle du jeu; elle ne veut donc pas faire une croix sur l’ensemble du secteur. Par contre, elle soumet le conseil suivant : « L’investisseur qui veut investir en haut rendement devrait recourir à un gestionnaire actif qui pourra faire un meilleur travail de sélection de titre. Je crois qu’une approche active et sélective peut donner lieu à de meilleurs résultats à ce moment-ci comparé à une approche passive qui mise sur un indice de marché global. »