L’explication officielle de l’inflation ressemble à ceci : les déficits de l’offre exacerbés par une surchauffe de la demande des consommateurs ont d’abord mis le feu aux poudres. Une fois enclenchée, l’inflation a été entretenue et haussée par les demandes salariales des travailleurs. Cette explication manque une cause majeure : les hausses de profits des entreprises.
La montée démesurée des profits dans la récente flambée d’inflation est telle qu’elle a suscité en avril dernier le commentaire suivant d’Albert Edwards, éminent stratège économique à la Société Générale : « La publication récente des données sur les profits aux États-Unis a donné un autre choc à ma confiance flageolante que le système capitaliste fonctionne comme il devrait. »
Selon le stratège, les entreprises dans les économies développées, surtout aux États-Unis, se sont servies de l’excuse de la hausse des coûts des matériaux de base, de la pandémie et de la guerre en Ukraine pour pousser les prix bien au-delà des pressions sur les coûts, le phénomène qu’on a qualifié de « greedflation ».
D’autres études confirment que le principal moteur de l’inflation qu’on a connu en 2021 et 2022 tient à la montée des profits des corporations qui ont été en mesure d’exercer un contrôle des prix (pricing power) excessif.
L’inflation propulsée surtout par les hausses de profit
Une étude par trois économistes de la Federal Reserve Bank of Kansas City publiée au début de 2023 rapporte les propos devant le Congrès de Robert Reich, ancien Secrétaire au Trésor américain, qui affirmait : « Quand les entreprises ont des trésoreries pleines à craquer, pourquoi augmentent-elles les prix? Elles ne les montent pas simplement à cause des coûts accrus des approvisionnements et du travail (…). Parce qu’elles le peuvent. Et elles le peuvent parce qu’elles n’affrontent aucune concurrence significative. »
Les économistes de la Fed de Kansas écrivent : « Nous trouvons des preuves que la croissance des marges a été un facteur important de l’inflation en 2021. Plus précisément, les marges ont augmenté de 3,4 % au cours de l’année, alors que l’inflation était de 5,8%, ce qui suggère que la montée des marges pourrait expliquer plus de la moitié de l’inflation. » Plus exactement, les marges de profit des entreprises ont représenté 58,6% de l’inflation.
Une étude du Economic Policy Institute, à Washington, produit des résultats identiques, constatant qu’une part de 54% de l’inflation est attribuable à « des marges de profit plus grasses ». En contrepartie, les coûts de main d’œuvre n’accaparent que 8% de l’inflation récente alors que les coûts hors-main d’œuvre en représentent 38%.
C’est une évolution qui tranche complètement avec les normes historiques où, de 1979 à 2019, les profits n’ont représenté que 11,4% de la montée des prix et les coûts de main d’œuvre, 62%. « Les données des 40 dernières années suggèrent que les marges de profit devraient plutôt rétrécir et que la part du revenu des entreprises allant aux travailleurs devrait augmenter alors que le chômage baisse et que l’économie s’échauffe, » écrit l’EPI.
Un résultat d’anticipation
La Fed de Kansas n’explique pas la hausse des marges par un effort concerté de contrôle des prix. Elle observe que les hausses de marge ont eu lieu surtout en 2020 et dans le premier trimestre de 2021, se repliant un peu au trimestre suivant. Selon elle, c’est un indice que les entreprises ont monté leur prix « en anticipation de hausses de coûts à venir, plutôt qu’un exercice de pouvoir monopolistique ou de demande accrue ».
L’étude ajoute : si une impulsion monopolistique avait propulsé les hausses de marges, « nous nous attendrions à ce que les firmes connaissant la plus forte demande affichent aussi les plus fortes hausses de marge. Au contraire, les hausses de marge ont été les mêmes à travers des industries qui ont connu des niveaux différents de demande (et d’inflation). »
Visée monopolistique
Une autre étude de trois économistes de l’Université de Massachusetts Amherst, après analyse d’une vingtaine de sociétés dominantes dans leurs secteurs respectifs, soutient la perspective monopolistique, la caractérisant en tant « qu’inflation de vendeurs ».
Les auteurs repèrent trois phases dans l’inflation en cours. L’impulsion est venue d’abord de grandes sociétés d’importance systémique, par exemple Home Depot, General Mills, Coca-Cola, ExxonMobil, Dupont de Nemours, etc. Cette impulsion a été propagée et amplifiée par d’autres sociétés d’importance décroissante. Les joueurs systémiques ne se seraient pas engagés dans une hausse de prix si elles n’avaient pas prévu que leurs concurrents emboîteraient aussi le pas. C’est seulement en troisième phase que les travailleurs sont entrés dans la ronde en essayant de rattraper leurs pertes de salaire réel.
Quelle que soit la raison qui explique l’inflation actuelle (anticipation ou exercice monopolistique), il apparaît que la réponse macroéconomique actuelle de la part des banques centrales n’est pas indiquée. Certes, elle pourra écraser l’inflation, mais ce sera en punissant les moins coupables : les travailleurs et les petites entreprises, soutient l’étude de l’Université du Massachusetts Amherst. Ils proposent donc que la réponse des autorités « devrait viser à contenir les hausses de prix au point d’impulsion de façon à prévenir l’inflation dès le départ. »
Ainsi, les auteurs proposent de créer des stocks de réserve sur une plus grande variété de denrées de base et de limiter la spéculation financière sur celles-ci. Ils appuient également les lois dans certains États américains qui interdisent les pratiques de prix excessifs. Enfin, si ces mesures ne suffisent pas, ils proposent en dernier recours des contrôles de prix stratégiques pour certains secteurs d’importance systémique.