Notre ère en est une de « mega-menaces », juge le célèbre économiste Nouriel Roubini, souvent surnommé Dr. Doom parce qu’il a vu venir avec justesse la Grande Crise financière (GFC) de 2007-08. Selon un long article qu’il a signé à la fin novembre dans Project Syndicate, les menaces économiques, monétaires et financières croissent et risquent d’interagir dangereusement avec d’autres développements sociaux, politiques, géopolitiques, environnementaux, sanitaires et technologiques.
Fin du party
Tout d’abord, la fête monétaire est terminée, déclare l’économiste. C’est un renversement majeur. La décennie qui a suivi la GFC a été caractérisée par un environnement monétaire facile, une croissance faible de la demande et des investissements, et une hausse des épargnes privées et publiques. Plus important encore : une inflation très basse.
Tout cela est du passé. Les multiples chocs d’approvisionnement et les largesses gouvernementales qui ont entouré la pandémie ont fait exploser l’inflation, incitant les banques centrales à hausser leurs taux directeurs et à comprimer leurs politiques monétaires. La conséquence la plus apparente tient à une hausse importante du coût de la dette planétaire qui s’élève maintenant à 330% du PIB mondial, les proportions étant de 420% dans les économies avancées et de 300% en Chine.
Le stress de cet endettement se manifeste de façon aiguë dans les marchés obligataires, souligne Nouriel Roubini. « Déjà, écrit-il, les marchés obligataires ont commencé à manifester leur inquiétude quant au caractère insoutenable des déficits budgétaires et des dettes publiques, non seulement dans les pays pauvres et les marchés émergents, mais aussi dans les économies avancées. » Ainsi, la forte hausse des taux obligataires à long terme en Europe et aux États-Unis indique que la demande d’obligations diminue alors que l’offre augmente avec l’accroissement des déficits budgétaires, que les banques centrales passent de l’assouplissement quantitatif au resserrement quantitatif, et que les investisseurs recherchent des primes de risque plus élevées.
Les coutures de cette armure de dettes sont émaillées : le FMI et la Banque « évaluent qu’environ 60% des pays pauvres et 25% des pays émergents ne peuvent honorer leurs dettes et devront les restructurer », poursuit Roubini.
Dans la décennie précédente, que les rendements réels aient été de zéro, et même négatifs, n’était pas trop grave parce que l’épargne était encore élevée et l’investissement faible. Mais maintenant, deux mouvements contradictoires s’affrontent : d’une part, une carence de l’épargne publique (avec l’endettement des gouvernements) et de l’épargne privée (avec le déclin démographique et l’afflux de retraités); d’autre part, une hausse considérable des besoins en investissement réclamés par la transition énergétique et l’adaptation aux changements climatiques. Ces investissements ne feront que grossir les dettes et déficits gouvernementaux, amplifier les coûts de cette dette, et provoquer des crises d’endettement et leurs dommages économiques attenants.
Dans cette perspective, l’économiste prévoit que l’inflation va demeurer plus près de 4-5% pour les décennies à venir, tandis que les rendements sur les titres obligataires continueront à monter dans la zone de 7,5%, de façon à continuer d’assurer un rendement réel minimum d’au moins 2,5%.
Marchés financiers sous le stress
Les actifs boursiers et obligataires ont commencé à montrer des fissures importantes devant ces contradictions. En 2022, les deux types d’actifs ont perdu autant l’un que l’autre. « La hausse des rendements obligataires de 1% vers 3,5% en 2022 impliquait que les bons du Trésor à dix ans ont perdu plus que le S&P 500, soit -20% contre -18%. Et le saccage s’est poursuivi en 2023, la hausse des rendements à 5% provoquant une nouvelle chute des prix obligataires d’un autre -15%. Par ailleurs, l’apparente tenue boursière s’est avérée très précaire, le S&P 500 étant maintenu à flot seulement par une poignée de titres technologiques aux prises avec la fièvre IA.
L’économiste prévoit que le « bain de sang » ne fera que continuer. Si l’inflation se maintient à 5% et les taux d’intérêt s’ajustent en conséquence autour de 7,5%, « les pertes pour les détenteurs obligataires et les actionnaires à l’échelle globale pourraient s’élever à des dizaines de billions de dollars dans la prochaine décennie ».
Dépression géopolitique
Ces remous financiers se dessinent sur fond de grands courants sous-marins qui sont de plus en plus troubles. Au plan géopolitique, trois zones déjà mouvementées pourraient se détériorer. En Ukraine, l’échec de la contre-offensive ukrainienne pourrait élargir ce théâtre. « La guerre pourrait facilement s’intensifier, écrit Nouriel Roubini, aspirer d’autres belligérants – notamment l’OTAN – et connaître une escalade vers le recours à des armes non-conventionnelles. De tels scénarios entraîneraient évidemment d’autres pics dans les prix de l’énergie et des denrées de base. »
L’autre conflit est évidemment celui de Gaza, où un Iran doté de l’arme atomique changerait le rapport de force. Pour éviter une telle éventualité, Israël pourrait envisager une offensive contre l’Iran, un conflit dont les retombées se mesurent mal à ce moment-ci, mais dont les effets sur l’énergie et les flux de commerce de denrées seraient considérables également.
Enfin, la troisième zone de risque est celle de la guerre froide économique et technologique États-Unis/Chine, qui se refroidit de jour en jour. Une attaque sur Taiwan pourrait la « réchauffer » très rapidement. Ce conflit annonce mal pour la transition énergétique, le risque étant que « la Chine va faire jouer son rôle dominant » dans la production et le raffinage de métaux qui sont essentiels à la transition. Nouriel Roubini réfère à une entrevue de Henry Kissinger avec le magazine Economist qui, quelques mois avant sa mort, avertissait que, à moins que les deux puissances n’en arrivent à une entente stratégique, elles vont poursuivre un parcours de collision qui pourrait mener à une guerre ouverte.
Enfin, l’intelligence artificielle présente une toile de fond technologique susceptible de présenter des gains de productivité considérables, mais aussi d’immenses chocs sociaux et économiques. Le principal risque tient à une dislocation du marché du travail susceptible d’attaquer, cette fois, les vastes couches de cols blancs et de professionnels. D’un côté, on serait aux prises avec une économie turbo qui croîtrait au rythme – très improbable – de 10%, tandis que la société serait aux prises avec une industrie où tous les gains sont concentrés entre les mains de quelques-uns et où les inégalités de revenus ne feraient que se creuser.