À l’occasion de sa soirée annuelle des prévisions tenue le 13 juin dernier au Palais des Congrès, CFA Montréal avait convié ses membres et de nombreux acteurs de l’industrie de la finance, soit plusieurs centaines de personnes, à venir entendre Karen Karniol-Tambour, co-chef des placements chez Bridgewater, et Torsten Slok, économiste en chef et associé chez Apollo Global Management, qui présentaient tous deux leurs points de vue sur les grandes tendances économiques et financières mondiales.
Les portefeuilles traditionnels (70% en actions et 30% en obligations) ont connu des années fastes au cours de la dernière décennie (2010-2020) avec des rendements moyens de 8,5%, constate avec le recul Karen Karniol-Tambour de chez Bridgewater dans sa présentation d’introduction. « Tous les voyants étaient au vert durant cette période, que ce soit du côté des facteurs cycliques ou séculaires, c’était le temps idéal pour investir, d’acheter l’index et d’attendre. »
La co-chef des placements chez Bridgewater est toutefois d’avis que de pareils rendements seront difficiles à reproduire dans le futur, à tout le moins pour la prochaine décennie. « La situation a complètement changé et la plupart des voyants sont maintenant au rouge. »
Elle mentionne des facteurs cycliques, comme la valorisation élevée des titres boursiers dans leur ensemble, l’inflation plus forte et la politique monétaire serrée de la Réserve Fédérale américaine. S’ajoutent à cela, en périphérie, des facteurs séculaires tels que des risques géopolitiques accrus, une diminution de la croissance de la mondialisation, des politiques moins favorables aux entreprises et un marché qui est en pleine transition énergétique. « Le seul voyant au vert à l’heure actuelle est le vecteur de l’intelligence artificielle (IA) qui, paradoxalement, à cause des dépenses qu’il engendre, contribuera à nourrir les poussées inflationnistes. »
Dans son aperçu économique, Torsten Slok, économiste en chef et associé chez Apollo Global Management, est quant à lui d’avis qu’il n’y aura pas de récession à court et moyen terme aux États-Unis. « Le pivot effectué par la Réserve fédérale en décembre (quand elle a parlé de futures baisses) a dopé le S&P 500 (hausse de l’ordre de 11 trillions de dollars), stimulé la croissance de l’économie et les entreprises ont affiché de solides bénéfices. Elles profitent d’un bon vent de dos à l’heure actuelle. »
Il croit cependant que des facteurs structurels comme la démondialisation, les restrictions en matière d’immigration et les dépenses liées à la défense, sont autant d’éléments qui vont contribuer à faire en sorte que l’inflation demeure élevée, tout comme les taux d’intérêt qui graviteront selon lui autour de 4-5% pour les années à venir.
Torsten Slok a rappelé à l’auditoire que les hausses successives des taux d’intérêt par la Réserve fédérale ont eu un impact négatif sur les consommateurs, les firmes (start-up et société à capital de risque), ainsi que les banques. « Les consommateurs, particulièrement les jeunes et les personnes avec de plus petits salaires et un plus gros niveau d’endettement, ont vite subi l’effet des hausses, de même que les entreprises plus endettées qui ne sont pas encore profitables ». Les banques, particulièrement les banques régionales ont mal géré leur bilan financier, selon lui, et ont été aux prises avec le problème de l’immobilier commercial, exacerbé par le télétravail et la hausse des taux. »
Tout au long de l’événement, le modérateur Vincent Delisle, CFA, premier vice-président et chef des Marchés liquides à la Caisse de dépôt et placement du Québec, a invité l’auditoire à répondre en direct à quelques questions prévisionnelles. Il a notamment demandé aux participants ainsi qu’aux panélistes de sonder leur boule de cristal et de prédire ce que la Réserve fédérale américaine ferait au cours des 12 prochains mois. Plus de la moitié des répondants ont indiqué qu’ils s’attendaient à deux baisses de taux d’intérêt au cours de la période. À la question sur les perspectives économiques du pays de l’Oncle Sam pour les douze prochains mois, 36% des 484 répondants parmi l’auditoire ont estimé qu’il n’y aurait aucun « atterrissage » et 19% ont évoqué le spectre d’une récession.
L’économiste Torsten Slok croit plutôt que la Réserve fédérale américaine va s’abstenir de baisser les taux avant la tenue des élections à l’automne. Il constate que les bénéfices des entreprises sont au rendez-vous et anticipe que l’économie américaine sera encore en expansion pour au moins une année ou deux. « Les vents de dos, que ce soit sur le plan des politiques fiscales et de conditions favorables aux entreprises, combinés aux risques politiques de l’élection en novembre me portent à croire qu’il n’y aura pas de baisses de taux, à tout le moins pas avant décembre prochain. »
Karen Karniol-Tambour de chez Bridgewater estime qu’il est très difficile de prédire ce que fera la banque centrale américaine. Mais elle observe que la Fed a nettement un préjugé favorable pour les baisses de taux. « Ils sont anxieux d’agir et de les baisser. » Elle croit cependant que l’environnement économique a changé ces dernières années et que les fluctuations des taux d’intérêt à l’échelle mondiale ont mis en lumière d’autres secteurs, dont le marché des devises. « Les pays ont longtemps eu des taux identiques de 0. Outre les obligations, c’est le marché des devises qui devient intéressant de nouveau. »
Vincent Delisle de la CDPQ a rappelé que le S&P 500 avait affiché un rendement de 25% au cours des 12 derniers mois et demandé à l’auditoire ce qu’elle anticipait être la performance de l’indice pour les douze prochains mois. 70% des répondants ont estimé que l’indice phare américain afficherait une performance de plus de 10%. La balance a opté pour des précisions plus pessimistes, soit un rendement négatif de -10% et plus.
La co-chef des placements chez Bridgewater croit que l’index est quelque peu déformé à l’heure actuelle avec le poids des sept magnifiques (les principaux titres des grosses capitalisations du secteur technologique représentés par Nvdia, Apple et Microsoft, entre autres). Elle croit aussi que le marché des actions mondiales est très dominé par les États-Unis. « Il y a comme une prime additionnelle à être listé aux États-Unis. Cela dit, je crois qu’un rendement de 10% et plus est une prévision somme toute raisonnable. »
Torsten Slok a fait remarquer que les 10 plus importantes compagnies de l’index ont des ratios cours-bénéfice d’environ 21, alors que le 10% des plus petites entreprises ont des ratios moyens d’environ 14. « Il y a un grand écart, les grandes capitalisations sont plus dispendieuses, car, contrairement aux plus petites, c’est le facteur IA qui les a tirées vers le haut. Le facteur IA est indifférent aux hausses de taux d’intérêt. »