Question : Nous voici cinq ans après la crise financière mondiale. L’économie mondiale est-elle au bout du tunnel?

Brian Miron, gestionnaire de portefeuille chez Fidelity Investments: Un important directeur d’une banque centrale, à qui on a récemment demandé ses prévisions pour l’économie mondiale, a répondu : « Je dirais qu’on prévoit un temps ensoleillé avec possibilité d’apocalypse. » Beaucoup de risques subsistent. Les marchés financiers sont plus incertains maintenant qu’ils ne l’étaient il y a six mois, lors de notre dernière table ronde sur les placements obligataires.

La Réserve Fédérale américaine a entrepris une nouvelle ronde de monétisation (injection d’argent liquide dans l’économie). Elle achète tous les mois 85 milliards $US d’obligations du Trésor américains et de titres adossés à des hypothèques. Cela augmentera son solde à environ 3,7 billions $US à la fin de cette année si elle continue à ce rythme. Elle a démarré ce processus en 2009 après la crise financière. À ce moment-là, son solde était 800 milliards $US. Actuellement il frise les 3 billions $US. La Banque Centrale Européenne, en revanche, n’a pas recours à la planche à billets. Ce qui a changé récemment, c’est que la Banque du Japon a entrepris d’importantes mesures de monétisation.

Steve Locke, vice-président principal et chef de l’équipe des placements à revenu fixe chez Placements Mackenzie: En tant que gestionnaires obligataires, nous devons suivre les tendances mondiales des politiques des banques centrales. Les liquidités supplémentaires déversées dans les économies clés et le soutien de cette politique constituent les moteurs des marchés financiers. Mais cela ne s’est pas traduit par une croissance des économies sous-jacentes. Seuls certains domaines de ces économies y ont réagi. Un exemple en est le marché immobilier américain.

Au Japon, le nouveau directeur de la Banque du Japon, Haruhiko Kuroda, s’est lancé dans une politique monétaire expansionniste, notamment de monétisation. À court terme, cela a aidé à stimuler la Bourse japonaise qui connaît une excellente période. L’allègement quantitatif au Japon est bien plus important par rapport à son produit intérieur brut que ne l’est le programme de la Réserve Fédérale pour l’économie américaine. Le Japon est aux prises avec des conditions déflationnistes et des tendances défavorables à la croissance depuis une vingtaine d’années.

Question : Pourquoi ce recours à la planche à billets?

SL : La monétisation intensive des 18 derniers mois effectuée par les banques centrales dénote le degré de risque, qui selon elles, sous-tendent la croissance économique mondiale. La croissance rapide des bilans des banques centrales a été le moteur qui a le plus affecté la tendance des cours des actifs ces deux dernières années, plutôt que les données fondamentales comme la croissance des bénéfices, dans le cas du marché boursier, ou des cotes de crédit dans le cas du marché obligataire.

Michael McHugh, vice-président et directeur des titres à revenu fixe auprès de GCIC Ltée, promoteur de la gamme de fonds communs Dynamique : Les responsables de ces politiques prennent des mesures pour remédier à une conjoncture de désendettement. Les taux d’endettement élevés sont responsables d’importantes faiblesses. Les banques centrales tentent d’orchestrer une transition relativement ordonnée vers un taux d’endettement inférieur. Le risque est que nombre d’investisseurs du marché obligataire n’apprécient pas les fragilités qui sont en place. Il n’existe pas de modèle pour ça.

Petit à petit et en fonction du pays, il y a eu un transfert de l’endettement du secteur privé vers un endettement du secteur public. Les États-Unis en sont un bon exemple. Le Canada l’est moins puisque le taux d’endettement des ménages continue à augmenter. Ces niveaux de surendettement pourraient compromettre la capacité des emprunteurs à rembourser leurs dettes. Il peut y avoir des défauts de paiement pour ces emprunts. Cela poserait un gros problème, car ces créances relèvent essentiellement des états financiers d’institutions financières. Si leurs portefeuilles de prêts étaient compromis, cela pourrait nuire à leurs ratios de capital et leur solvabilité. Pour les sociétés financières de certaines régions d’Europe, et jusqu’à récemment aux États-Unis, la recapitalisation a été difficile. Le Canada est une exception.

Q : Est-ce que cela signifie que les taux d’intérêt resteront faibles?

BM : Cette conjoncture aura un effet déprimant sur les rendements. Le Fonds monétaire international prévoit une croissance du PIB mondial de 3,3 % en 2013. Pour le Canada, la tendance est entre 1,5 % et 2 %. Celui des États-Unis est un peu plus robuste dans une fourchette de 2 à 2,5 %. L’Europe est toujours enlisée dans la récession et le Japon connaît des difficultés à retrouver la croissance. Cet environnement, où la croissance est faible, maintiendra les taux d’intérêt relativement bas ou dans les paramètres actuels du marché. Nous ne resterons pas ici pour l’éternité. Les taux sont trop faibles et se normaliseront à un moment donné. Mais pas dans un avenir proche.

MM : La question est de savoir si nous le verrons de notre vivant. Et il y a un brin de vérité à cela. Les banques centrales ont fait passer leur taux directeur à près de zéro, puis l’ont fixé là. Le problème est que cela n’est toujours pas assez bas pour stimuler l’activité économique. La monétisation a donc été lancée pour favoriser l’emprunt aux particuliers et aux entreprises. Cette dépendance aux faibles coûts d’emprunt persiste près de cinq ans après la crise financière.

BM : Le célèbre ouvrage de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff This Time is Different: Eight Centuries of Financial Folly (Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière), examine une série de crises financières antérieures. Les auteurs arrivent à la conclusion qu’il faut en moyenne au moins une décennie pour que le processus de réparation soit complet. Comme Michael le fait remarquer, nous sommes à peine à mi-chemin.

SL : Les banques centrales sont tombées dans un piège où elles doivent tirer les rendements vers le bas, ou les y maintenir pendant très longtemps, afin d’encourager le retour de la croissance économique.

Q : On entend dire que la Réserve Fédérale va commencer à réduire la monétisation bientôt.

BM : C’est la raison pour laquelle je dis que la situation est encore plus incertaine aujourd’hui qu’il y a six mois. La Fed a été explicite en ce qui est d’assurer que la politique monétaire resterait accommodante jusqu’à ce que le taux de chômage aux États-Unis diminue à 6,5 % et que le taux d’inflation augmente à 2,5 %. Selon ses propres prévisions, cela devrait arriver vers le milieu ou la fin de 2015. Elle a déjà déclaré qu’elle attendrait d’avoir atteint ces objectifs précis avant de commencer à normaliser les taux d’intérêt. Plus récemment elle a fait allusion à la possibilité de démarrer ce processus plus tôt que prévu, quand l’état du marché de l’emploi se serait substantiellement amélioré. Cela a provoqué encore plus d’incertitude. L’opinion générale est que la Fed cherche à réduire son programme d’allègement quantitatif.

Q : Quel en sera l’impact?

MM : C’est difficile à dire. L’élimination de la politique de relance provoquera probablement une augmentation du taux d’intérêt en vigueur sur le marché. L’essentiel est de savoir si cela affectera la santé des biens de garantie des créditeurs et la capacité de remboursement des débiteurs. Comme on l’a dit, cela pourrait léser les institutions financières, et ainsi provoquer une crise de confiance. La crise bancaire de 2008 a été un phénomène mondial. Les gouvernements et les banques centrales disposent désormais de moins d’options qu’en 2008 en matière de politique pour stabiliser la conjoncture financière et économique.

SL : L’attribution des cours a été inadéquate pour les actifs financiers suite à cette politique monétaire d’accompagnement. Certaines évaluations d’actifs dépassent maintenant les données fondamentales. C’est particulièrement le cas des investissements plus risqués. Cela fait partie de cette fragilité dont nous parlions. Nous l’avons vu ces dernières années quand les banques centrales se sont éloignées des politiques de relance, les marchés des actions et des obligations ont commencé à se corriger.