Par la création d’un patrimoine d’affectation autonome et distinct, le constituant peut-il, en conférant les pleins pouvoirs au fiduciaire, octroyer à ce dernier une grande latitude quant à la modification unilatérale de l’acte constitutif de la fiducie pour quelque raison que ce soit? Ou est-ce que la voie judiciaire est la seule option à considérer?
La modification judiciaire
Il est spécifiquement prévu à l’article 1294 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») que l’acte de fiducie peut être modifié judiciairement. Toutefois, toutes les raisons aussi souhaitables les unes que les autres pour l’accomplissement de la fiducie ne peuvent être invoquées afin de présenter une demande en modification au tribunal. Ce pouvoir, pouvant être exercé uniquement afin de permettre la poursuite de l’accomplissement de la fiducie tout en respectant la volonté du constituant, semble être exclusif au tribunal puisque l’autorisation de procéder à une modification est codifiée à son égard seulement, sans accorder le même privilège au constituant et encore moins au bénéficiaire.
En vertu de cet article, deux situations donnent ouverture à l’intervention du tribunal. La première vise l’extinction de la fiducie et se présente lorsqu’elle a cessé de répondre à la volonté première du constituant, notamment par la suite de circonstances inconnues de lui ou imprévisibles qui rendent impossible ou trop onéreuse la poursuite du but de la fiducie. Exceptionnellement, toutefois, dans le cas de la fiducie d’utilité sociale, le tribunal peut, plutôt que de mettre fin à la fiducie, modifier son affectation en lui substituant un but qui se rapproche le plus possible de son objectif initial. La seconde situation vise plutôt la modification de la fiducie lorsque de nouvelles mesures permettraient de mieux respecter la volonté du constituant ou favoriseraient l’accomplissement de la fiducie. Afin de donner ouverture à un tel recours, il ne saurait être ici question d’un caprice de la part du fiduciaire visant à simplement faciliter son administration.
Une dernière situation est prévue à l’article 1277 C.c.Q. et concerne la désignation judiciaire d’un fiduciaire. Le tribunal peut, lorsque le constituant a omis de le désigner à l’acte ou qu’il est impossible d’y pourvoir, procéder à sa désignation ou à son remplacement. La désignation d’un ou de plusieurs fiduciaires peut alors être effectuée par le tribunal, selon ce qui est jugé opportun dans la situation soumise.
Exemples jurisprudentiels sur les modifications judiciaires
Au fil des années, les juges se sont prononcés sur trois principales catégories de questions à l’égard des demandes de modification d’un acte constitutif de fiducie qui leur ont été soumises en vertu de l’article 1294 C.c.Q. En effet, les demandes présentées concernaient, notamment, le mode de remplacement d’un fiduciaire, les pouvoirs des fiduciaires ou la nomination des bénéficiaires. Chacune de ces demandes de modification a été analysée selon les faits propres à chacune des situations.
Habituellement, les demandes relatives au mode de remplacement d’un fiduciaire obtiennent un résultat favorable lorsque les modifications suggérées ne vont pas à l’encontre des dispositions de l’acte de fiducie et de l’intention du constituant. Entre autres, la mise en place d’un processus de remplacement des fiduciaires pour pallier les lacunes de l’acte peut être nécessaire pour permettre d’assurer l’exécution des volontés du constituant.
À titre d’exemple, le jugement Chartier c. Chartier, 2018 QCCS 1484, a permis de dénouer une impasse puisqu’aucun des fiduciaires nommés n’avait accepté la charge de fiduciaire ou ne pouvait accomplir ces fonctions. Dans cette affaire, le juge a nommé deux fiduciaires remplaçants et a ajouté à l’acte de fiducie des dispositions permettant à ces derniers de pourvoir ultérieurement à leur remplacement afin d’assurer l’autonomie de la fiducie et d’éviter de recourir systématiquement au tribunal pour ce type de demande. Également, dans une autre affaire, Poulin c. Roy, 2016 QCCS 6331, après analyse des faits et de l’objectif de la fiducie, le juge a destitué le fiduciaire corporatif pour désigner un fiduciaire neutre et non corporatif afin de diminuer les coûts d’administration et de maximiser les revenus de la fiducie. En effet, la preuve a démontré que le constituant souhaitait que les revenus générés par la fiducie permettent d’attribuer au bénéficiaire des sommes suffisantes pour subvenir à ses besoins.
Cependant, les honoraires facturés par le fiduciaire corporatif étaient trop élevés par rapport aux revenus générés et avaient pour conséquence de contrevenir au principal objectif de la constitution de la fiducie.
De surcroît, les demandes soumises au tribunal relativement aux modifications des pouvoirs des fiduciaires sont généralement accueillies lorsqu’elles concernent, plus particulièrement, l’attribution du revenu ou du capital de la fiducie en faveur des bénéficiaires.
Dans le jugement Godbout c. Laflamme, 2017 QCCS 5568, le juge a accordé une modification de l’acte de fiducie afin d’élargir le pouvoir du fiduciaire en lui octroyant le pouvoir discrétionnaire de fixer irrévocablement les parts du revenu et du capital en faveur d’un ou de plusieurs bénéficiaires. Une telle modification pourrait être utile afin de permettre à la fiducie de bénéficier des avantages fiscaux d’une dévolution irrévocable, notamment pour contrer la disposition réputée des biens de la fiducie lors de l’atteinte de ses 21 ans.
Enfin, dans le passé, la Cour supérieure avait écarté la possibilité d’ajouter des bénéficiaires à un acte de fiducie après sa constitution (Poirier c. De Coste, 1997 CanLII 9314). En effet, dans cette affaire, le constituant et le fiduciaire souhaitaient ajouter à titre de bénéficiaire, entre autres, leur deuxième enfant qui n’était pas né lors de la création de la fiducie. À ce moment, ils avaient désigné comme seul bénéficiaire de la fiducie leur unique enfant. Le juge avait affirmé qu’à l’origine, la volonté du constituant était de nommer uniquement cet enfant à titre de bénéficiaire et que la demande d’ajout d’un bénéficiaire ne respecterait pas cette volonté ni ne favoriserait son accomplissement. Également, le juge a déclaré que l’ajout d’un bénéficiaire aurait créé un nouvel acte de fiducie. Inversement, dans l’affaire Salvo, 2017 QCCS 2768, le tribunal a accueilli la demande de modification visant à ajouter à titre de bénéficiaire une société canadienne dont tous les actionnaires devaient être l’une ou les personnes déjà nommées comme bénéficiaires à l’acte de fiducie.
La modification conventionnelle
Malgré le fait que la modification d’un acte de fiducie soit judiciairement permise, est-il possible de procéder à une telle modification autrement que par l’appréciation du tribunal?
Puisque le Code civil du Québec est silencieux quant à l’interdiction d’effectuer une modification de façon conventionnelle, peut-on en déduire qu’un acte de fiducie par lequel le constituant donne spécifiquement un tel pouvoir au fiduciaire est juridiquement valide? Ou, considérant que l’article 1278, alinéa 2 C.c.Q. édicte que le fiduciaire agit à titre d’administrateur du bien d’autrui chargé de la pleine administration, ces pleins pouvoirs permettent-ils au fiduciaire de contourner la demande d’autorisation du tribunal pour procéder à la modification souhaitée? D’autant plus que l’article 1306 C.c.Q. indique qu’un administrateur ayant de tels pouvoirs se voit imposer des obligations lorsque l’intérêt du bénéficiaire ou la poursuite du but de la fiducie l’exigent.
Nous croyons qu’il serait prudent de répondre par la négative à toutes ces questions puisque la seule disposition autorisant le fiduciaire à agir, sans avoir reçu d’instructions précises de la part du constituant, est l’article 1282 C.c.Q. traitant de la faculté d’élire les bénéficiaires conférée au fiduciaire par le constituant, dans la mesure où la catégorie de personnes parmi lesquelles doit être choisi le bénéficiaire est clairement déterminée dans l’acte constitutif. Cet article prévoit également la possibilité pour le fiduciaire de déterminer la part des bénéficiaires.
Le fiduciaire ne peut ainsi déduire ou interpréter l’intention du constituant et modifier
lui-même l’acte de façon unilatérale pour faciliter l’administration fiduciaire ou même pour changer le but de la fiducie. Également, le législateur n’a pas accordé ce pouvoir au tribunal et ne l’a pas fait non plus pour le constituant, ce dernier ne pouvant se rabattre sur aucune disposition du Code civil du Québec à cet effet. La disposition donnant ouverture à l’intervention du tribunal, soit l’article 1294 C.c.Q., est claire et restreinte.
Récent arrêt de la Cour suprême du Canada
En décembre 2019, les juges de la Cour suprême du Canada se sont prononcés, à l’occasion de l’arrêt Yared c. Karam, 2019 CSC 62 (« Yared »), sur la question de savoir si la valeur d’une résidence principale détenue par une fiducie contrôlée par l’un des époux devait être considérée lors du partage du patrimoine familial. Ce jugement, rendu par la plus haute instance du pays, a permis de démystifier l’incertitude qui entourait la portée du patrimoine d’affectation autonome et distinct formé par la création d’une fiducie et les dispositions relatives au patrimoine familial, qui sont d’ordre public et qui doivent recevoir une interprétation large et libérale.
Par ailleurs, la Cour suprême a également statué sur un autre élément intéressant concernant les modalités entourant la modification de l’acte constitutif d’une fiducie. Dans cette affaire, l’acte de fiducie conférait à M. Karam, à titre de fiduciaire, des pouvoirs discrétionnaires importants qui lui permettaient, entre autres, d’élire de nouveaux bénéficiaires ou de les destituer et de déterminer leur quote-part dans les revenus ou le capital de la fiducie. Cependant, M. Karam avait signé un acte notarié afin de renoncer à sa faculté d’élire les bénéficiaires et de les destituer. Les juges des différentes instances ont émis des opinions partagées quant à la validité de cet acte de renonciation.
La Cour supérieure a conclu que les changements apportés à l’étendue des pouvoirs des fiduciaires devaient être effectués en respectant les dispositions des articles 1294 et 1295 C.c.Q. puisque l’acte de fiducie ne permettait pas au fiduciaire de les modifier unilatéralement. Également, étant donné que les conditions prévues à ces articles n’étaient pas respectées, la Cour supérieure a constaté qu’elle n’était pas habilitée à valider l’acte de renonciation. Quant à la Cour d’appel, elle a confirmé la modification effectuée à l’acte de fiducie par l’acte de renonciation sans qu’aucune des parties intéressées lui ait demandé de confirmer la validité de cet acte.
Dans le contexte où l’acte constitutif de la fiducie ne stipulait pas que les fiduciaires pouvaient modifier l’acte, la Cour suprême a rétabli l’analyse du juge de première instance et a confirmé que l’acte de renonciation signé par M. Karam constituait une modification visée par les dispositions des articles 1294 et 1295 C.c.Q. puisque des changements étaient apportés aux pouvoirs accordés à l’un des fiduciaires. Par conséquent, seul le tribunal avait le pouvoir de permettre une telle modification à l’acte de fiducie. Au surplus, la Cour suprême a indiqué que comme aucune des parties au litige n’avait demandé à la Cour de se prononcer sur la validité de cette renonciation, la Cour d’appel n’avait pas le pouvoir de déclarer qu’elle était valide.
En conclusion, l’arrêt Yared confirme qu’en l’absence d’une clause spécifique de l’acte constitutif donnant aux fiduciaires un pouvoir de modification, l’intervention du tribunal est nécessaire pour qu’une modification conventionnelle puisse produire ses effets. Il est important de rappeler que la Cour suprême ne s’est pas prononcée dans un contexte où une telle clause donnant ce pouvoir aux fiduciaires se trouvait à l’acte constitutif.
La question de la validité d’une telle clause demeure donc entière. Cependant, nous rappelons qu’en présence d’une clause spécifique de l’acte constitutif donnant au fiduciaire un pouvoir de modification, l’intervention du tribunal est quand même nécessaire pour s’assurer que cette modification conventionnelle puisse produire ses effets.
D’un côté pratique, il est souvent constaté que les actes de fiducie sont rédigés de façon à laisser place à l’interprétation quant à l’intention réelle du constituant. Que ce soit pour une demande à être présentée au tribunal ou pour une modification conventionnelle de l’acte de fiducie, et si le Code civil du Québec le prévoyait ou si la jurisprudence le permettait, il serait avisé de décrire explicitement l’intention du constituant dans l’acte de fiducie afin de permettre de procéder à la modification souhaitée suivant sa volonté. Conséquemment, dans le cas où la modification conventionnelle serait ainsi possible en présence d’une clause à cet effet dans l’acte de fiducie, une telle modification n’aurait qu’à être circonscrite dans un acte notarié, lequel bénéficie d’un caractère d’authenticité. De plus, cette option irait dans le sens de la volonté gouvernementale visant à désengorger le système judiciaire.
Yannie Bordeleau, notaire, Associée, Stein Monast s.e.n.c.r.l. Avocats, et Florence Goulet, Notaire, M. Fisc., Stein Monast s.e.n.c.r.l. Avocats
Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, (Printemps 2020), vol. 25, no 1.