La première est la présence d’un avantage fiscal, la deuxième est de savoir si l’opération ou la série d’opérations représente des opérations d’évitement visées par le paragraphe 245(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») et la troisième est de déterminer si les opérations sont abusives.
Malgré la clarté apparente de cette recette, les jugements où ce recours est invoqué par les autorités fiscales suscitent toujours un grand intérêt, notamment vu l’éventail de nuances entourant la notion d’abus.
Le 8 juin 2018, dans l’affaire Wild v. The Queen, 2018 FCA 114, la Cour d’appel fédérale a renversé le jugement de la Cour canadienne de l’impôt rendu dans l’affaire 1245989 Alberta Ltd. v. The Queen, 2017 TCC 51, non pas en raison de l’interprétation de la notion d’abus, mais plutôt sur l’existence de l’avantage fiscal donnant ouverture à un recours en vertu de la RGAÉ.
Faits
Au moment de la réorganisation qui visait à protéger certains actifs de la société P.W. Rentals Ltd. (« PWR »), M. Wild était son actionnaire unique avec 110 actions ordinaires de catégorie A. Wild a d’abord constitué une société, 1245989 Alberta Ltd. (« 1245 »), alors que sa femme a constitué une autre société, 1251237 Alberta Ltd. (« 1251 »). Tous deux détenaient alors 100 actions ordinaires de leur société respective ayant été émises pour un prix de base rajusté (« PBR ») et un capital versé de 100 $.
Une première phase de transactions a eu lieu avec le transfert de 16,4 actions ordinaires de catégorie A du capital de PWR de la part de Wild en faveur de 1251. Les 16,4 actions avaient un capital versé et un PBR de 16,40 $ et une juste valeur marchande (« JVM ») de 348 500 $. Ce transfert a été fait en vertu du paragraphe 85(1) L.I.R. et la somme convenue choisie par les parties était de 129 000 $. La contrepartie émise par 1251 était de 348,5 actions de catégorie C ayant une valeur de rachat de 348 500 $ et un capital versé de 16,40 $ en vertu de l’application de l’article 84.1 L.I.R. Wild a déclaré un gain en capital de 128 984 $ et s’est prévalu de la déduction pour gains en capital (« DGC ») relativement à ce gain. Le PBR des actions était alors de 16,40 $. PWR a ensuite transféré par roulement en faveur de 1251 des équipements ayant une JVM de 348 500 $ et une fraction non amortie du coût en capital (« FNACC ») de 256 279 $. La somme convenue entre les parties était de 256 279 $ et 1251 a émis en contrepartie 348,5 actions de catégorie C ayant un PBR et un capital versé au montant de 256 279 $. Les actions émises par 1251 à PWR et à Wild étant toutes de catégorie C, le paragraphe 89(1) L.I.R. a eu pour résultat de partager le capital versé des actions émises en contrepartie du transfert d’équipement avec celui des actions émises en contrepartie du transfert de PWR. Le capital versé des actions détenues par Wild a dès lors été augmenté à 128 148 $. À la suite de ces transferts, PWR a racheté les 348,5 actions de catégorie C détenues par 1251 en contrepartie d’un billet à demande de 348 500 $ alors que 1251 a racheté 16,4 actions de catégorie A détenues par PWR également en contrepartie d’un billet à demande du même montant. Par l’effet de la compensation, les deux billets ont été annulés.
Une deuxième phase de transactions suivant des étapes similaires a eu lieu. Le solde des actions ordinaires de catégorie A du capital de PWR détenu par Wild, soit 93,6 actions ayant une JVM de 1 989 000 $, a été transféré en faveur de 1245. La somme convenue pour le transfert était de 621 000 $ et la contrepartie émise par 1245 était de 1 989 actions de catégorie E avec un capital versé de 93,60 $ en vertu de l’application de l’article 84.1 L.I.R. Un gain en capital de 620 906 $ a été déclaré, cependant il a été entièrement exempté en vertu de la DGC. Le PBR des actions de catégorie E était alors également de 93,60 $. PWR a ensuite transféré par roulement un immeuble dont la JVM était de 2 439 980 $ et la FNACC de 1 509 652 $, montant qui a été choisi comme somme convenue. La contrepartie au roulement consistait en une prise en charge d’une dette de 613 738 $ par 1245 et l’émission de 1 826 242 actions de catégorie E ayant une valeur de rachat de 1 826 242 $, un capital versé de 895 914 $ et un PBR au même montant. Ce transfert a également eu pour effet d’augmenter le capital versé des actions de catégorie E détenues par Wild à 467 115,62 $ en vertu du paragraphe 89(1) L.I.R. Les actions détenues par PWR ont été rachetées en contrepartie d’un billet d’une somme de 1 826 242 $ alors que les actions détenues par 1245 ont été rachetées en contrepartie d’un billet au montant de 1 827 500 $. À la suite de la compensation des billets, un solde à payer par PWR de 1 258 $ subsistait en faveur de 1245.
Wild a ensuite transféré les 348,5 actions de catégorie C du capital de 1251 obtenues lors de la première phase de transfert en faveur de 1245 pour une somme convenue de 129 000 $. La contrepartie du transfert consistait en 348,5 actions de catégorie E du capital de 1245 ayant une JVM de 348 500 $ ainsi qu’un PBR et un capital versé de 128 148 $. 1251 a ensuite racheté les 348,5 actions de catégorie C en contrepartie d’un billet à demande de 348 500 $. PWR a fractionné les 7,6 actions de catégorie A de sorte que 1245 détienne 100 actions de catégorie A.
Le résultat des transactions était que Wild détenait 2 337,5 actions de catégorie E dans le capital de 1245 avec une JVM de 2 337 500 $, un PBR de 750 000 $ et un capital versé de 595 264 $. Ces transactions se sont déroulées entre le 30 mai 2006, date de l’incorporation de 1245, et le 13 mai 2007, date du fractionnement des actions de PWR.
Jugement de la Cour canadienne de l’impôt
Devant la Cour canadienne de l’impôt, Wild a admis avoir obtenu un avantage fiscal résultant d’une série d’opérations d’évitement. Le tribunal s’est donc concentré sur la troisième étape du test d’application de la RGAÉ, soit d’interpréter la loi pour déterminer son objet et d’établir si la série de transactions était abusive et a eu pour résultat de contrecarrer cet objet.
Les dispositions pertinentes sont le paragraphe 89(1) et l’article 84.1 L.I.R. La Cour conclut que l’objet du paragraphe 89(1) L.I.R. est de calculer le capital versé des actions conformément au principe d’égalité des actionnaires en droit corporatif et vise à refléter le capital réellement investi par les actionnaires dans la société. Pour ce qui est de l’article 84.1 L.I.R., la Cour considère qu’il s’agit d’une disposition anti-évitement qui a pour objet d’empêcher le dépouillement de surplus lors de l’application de la DGC dans un contexte de transfert d’actions par un particulier en faveur d’une société avec laquelle ce dernier a un lien de dépendance.
Après avoir analysé l’interrelation entre les différentes transactions et leurs effets fiscaux, le libellé de l’article 84.1 L.I.R., le contexte dans lequel les transactions ont été mises en place ainsi que le résultat global de la réorganisation, la juge Lyons assimile la situation en l’espèce à l’affaire Descarries c. La Reine, 2014 CCI 75, dans laquelle la RGAÉ a été appliquée. Selon elle, le fait que les actions émises en contrepartie du transfert des actions de PWR et que les actions émises en contrepartie du transfert des actifs par PWR étaient toutes de la même catégorie d’actions était abusif puisqu’un actionnaire n’a pas avantage à faire en sorte que son capital versé soit dilué avec celui d’un autre actionnaire. Procéder de cette façon a permis à Wild de toucher des surplus corporatifs exempts d’impôt en utilisant sa DGC dans une transaction de transfert d’actions entre personnes ayant un lien de dépendance. Wild n’a pas été en mesure de fournir d’explications quant aux motifs d’avoir émis la même catégorie d’actions ou d’avoir transigé pour les sommes convenues choisies, ce qui amène la juge à conclure que la transaction ne visait pas à protéger les actifs, mais poursuivait plutôt l’obtention d’un avantage fiscal. Selon la juge, les transactions ont été mises en œuvre pour atteindre l’objectif que l’article 84.1 L.I.R. vise à prévenir, soit le dépouillement de surplus lors de l’utilisation de la DGC. Ces transactions ont également outrepassé l’objectif du paragraphe 89(1) L.I.R. lors du calcul du capital versé par la dilution de ce dernier sur les actions détenues par Wild et PWR.
L’appel est rejeté au motif que les transactions étaient abusives et qu’elles allaient à l’encontre de l’objet, du but et de l’esprit de l’article 84.1 et du paragraphe 89(1) L.I.R. La Cour canadienne de l’impôt donne raison au ministre de s’être prévalu de la RGAÉ.
Jugement de la Cour d’appel fédérale
Wild a porté le jugement en appel à la Cour d’appel fédérale qui s’est prononcée le 8 juin 2018. Le jugement de première instance est renversé et la Cour d’appel fédérale conclut que la Cour canadienne de l’impôt a erré en jugeant qu’il y avait eu abus de l’article 84.1 L.I.R.
La norme de contrôle qui était applicable en l’espèce est celle de l’erreur manifeste et l’analyse doit être faite en deux temps. Dans un premier temps, il s’agit d’établir l’objet, l’esprit et le but des dispositions en cause et dans un deuxième temps, de déterminer si les transactions en l’espèce ont contrecarré cet objet.
Pour l’établissement de l’objet des dispositions en cause, la Cour d’appel fédérale adopte la même interprétation que la Cour canadienne de l’impôt et considère que le but de l’article 84.1 L.I.R. est d’empêcher le dépouillement de surplus par l’utilisation de la DGC.
Une fois l’objet établi, il faut déterminer si les transactions constituent un abus ou une mauvaise utilisation de l’article 84.1 L.I.R. La Cour d’appel fédérale reconnaît que les opérations ont donné lieu à une augmentation du capital versé des actions de catégorie E; cependant, malgré le fait que 1245 ait désormais la capacité de faire une distribution des surplus libres d’impôt, cette distribution n’a pas eu lieu. La Cour d’appel fédérale considère donc qu’à ce jour, il ne peut y avoir d’abus ou de mauvaise utilisation de l’article 84.1 L.I.R. puisqu’il n’y a pas eu de distribution. Ainsi, malgré l’augmentation du capital versé, la Cour considère qu’il n’y a pas eu d’avantage fiscal matérialisé.
La Cour d’appel fédérale juge que la Cour canadienne de l’impôt a erré en droit en ayant appliqué la RGAÉ puisque malgré le fait que les parties aient toutes deux reconnu l’augmentation du capital versé, elles n’avaient pas reconnu la matérialisation d’un avantage fiscal et aucun élément de preuve ne permettait de conclure à un abus de l’article 84.1 L.I.R.
La Cour d’appel fédérale assimile les faits en l’espèce à l’affaire OSFC Holdings Ltd. c. Canada, 2001 CAF 260, où le liquidateur avait regroupé des prêts à perte dans un même portfolio à transférer. Il a été déterminé que les transactions préalables à la réalisation des pertes n’emportaient pas d’avantage fiscal et que la RGAÉ ne pouvait trouver application dans les circonstances, tout comme l’augmentation du capital versé ne peut constituer en soi un avantage fiscal justifiant l’application de la RGAÉ.
La Cour d’appel fédérale accueille l’appel et annule les avis de détermination qui avaient été émis en vertu du paragraphe 152(1.11) L.I.R. puisqu’elle conclut que la RGAÉ n’aurait pas dû être appliquée.
Conclusion
Quoique cette affaire soit un rappel quant au cadre d’analyse dont la prémisse demeure l’obtention par le contribuable d’un avantage fiscal, il ne s’agit pas pour autant d’une complète victoire pour le contribuable. Effectivement, la Cour d’appel fédérale mentionne expressément au paragraphe 44 du jugement que ses conclusions n’ont pas d’incidence sur le droit du ministre de réévaluer la situation si les appelants décidaient de procéder au retrait de capital libre d’impôt maintenant possible vu le capital versé des actions de catégorie E.
Ce commentaire nous apparaît comme une invitation de la Cour d’appel fédérale en faveur des autorités fiscales à surveiller de près les transactions ayant pour résultat d’augmenter le capital versé et d’établir une cotisation dès qu’il y aura un rachat d’actions. Le concept de série d’opérations n’étant pas limité dans le temps, des transactions qui s’étirent sur plusieurs années représenteront une difficulté supplémentaire pour le processus de vérification par les autorités fiscales.
Il n’en demeure pas moins que la Cour d’appel fédérale sous-entend qu’une telle transaction pourrait être abusive s’il y a matérialisation de l’avantage fiscal, laissant ainsi planer un doute quant au caractère abusif des transactions en cause. À la lumière du jugement de la Cour canadienne de l’impôt, il apparaît que ces transactions pourraient être considérées comme abusives et que la RGAÉ pourrait s’appliquer à des transactions similaires.
* Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 23, numéro 3, du mois de septembre 2018.