Attardons-nous seulement aux notions d’« acquisition » et de « disposition » de biens par vente et nous en aurons un bon aperçu.

La tradition bijuridique

Après avoir été temporairement évacué en 1763, le droit civil français a été restauré au Québec en 1774. Ainsi, depuis cette date, les principes et les notions découlant de ce droit doivent être utilisés pour interpréter un mot ou une expression empruntée au droit civil, qu’une loi fédérale ne définit pas expressément. Par exemple, le législateur fiscal ne définit pas le mot « acquisition » et offre au paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») une définition large du mot « disposition » :

« Constitue notamment une disposition de bien, sauf indication contraire expresse:

  1. a) toute opération ou tout événement donnant droit au contribuable au produit de disposition d’un bien;
  2. b) toute opération ou tout événement par lequel, selon le cas:

(i) une action, une obligation, une débenture, un billet, un certificat, une créance hypothécaire, une convention de vente ou un autre bien semblable, ou un intérêt ou, pour l’application du droit civil, un droit sur un tel bien, est en totalité ou en partie racheté, acquis ou annulé […]. » (Notre soulignement)

Le terme « produit de disposition » comprend le « prix de vente du bien qui a été vendu ». Ainsi, en droit fiscal, il y aurait disposition de bien dès le moment où le vendeur a droit au prix de vente du bien vendu. Par conséquent, la vente est l’élément déclencheur de ce processus de disposition. Puisque la loi fiscale fédérale ne définit pas le mot « vente », il faut, à l’égard des transactions effectuées au Québec, s’en remettre aux notions de propriété du droit civil pour établir le moment exact où ladite vente a eu lieu et où le produit de disposition est exigible de l’acheteur.

En 2001, reconnaissant la tradition bijuridique du pays, le législateur canadien confirme que le droit civil et la common law sont deux sources de droit égales en matière de propriété et qu’elles ne peuvent être dissociées de tous les autres textes de loi. De ce fait, les principes du Code civil du Québec ne peuvent être ignorés au Québec pour déterminer le moment où l’acheteur acquiert le titre de propriété du bien et celui où le vendeur a le droit d’exiger de se faire payer le prix de vente. En 2000 déjà, dans le contexte de l’utilisation de stimulants fiscaux dans l’arrêt Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, la Cour suprême du Canada avait affirmé que le terme « vente » devait être établi à la lumière du droit privé qui régit le droit commercial et non selon son sens ordinaire.

Le moment de l’acquisition ou de la disposition d’un bien

Depuis un certain nombre d’années, la jurisprudence a plus ou moins reconnu que le moment où un bien est acquis pour l’un équivaut au moment où le bien est disposé pour l’autre. En 2013, la loi fiscale a officiellement intégré ce principe à l’égard d’une action, d’une obligation, d’une débenture, d’un billet, d’un certificat, d’une créance hypothécaire, d’une convention de vente ou autre bien semblable, y compris un droit sur un tel bien, mais pas nécessairement pour tous les autres biens. On peut cependant présumer que cet effet miroir est attendu et qu’il devrait s’appliquer de manière générale.

Pourquoi est-il si important d’établir avec précision le moment de l’acquisition ou de la disposition d’un bien? C’est qu’en matière fiscale, un bien amortissable ne peut ouvrir droit à la déduction pour amortissement que s’il est acquis avant la fin de l’année d’imposition du contribuable, tandis que la disposition d’une immobilisation peut entraîner diverses conséquences telles que la récupération, la perte finale, le gain ou la perte en capital. En outre, lorsque les biens en cause sont des actions, les règles d’acquisition du contrôle de jure pourraient être enclenchées dès l’acquisition. Il est donc crucial, en droit fiscal, de connaître le moment exact où un bien est acquis ou disposé.

Le contrat d’acquisition ou de vente

Historiquement, mais avant la reconnaissance officielle du droit civil québécois en matière de propriété en 2001, la jurisprudence et l’administrateur fiscal du Canada ont eu tendance à déterminer qu’un bien était acquis ou vendu (même au Québec) dès le moment où les attributs du droit de propriété étaient transférés à l’acheteur. Ces attributs sont l’usage, la possession et les risques. En common law, ces éléments forment la « propriété effective » d’un bien (beneficial ownership) tandis que la propriété légale du bien (legal owner) peut être détenue par la même personne ou encore par une personne différente. En droit civil, cette division du droit de propriété entre le propriétaire effectif et légal n’existe pas. Compte tenu de cette distinction et dans un souci d’harmonisation, le législateur fiscal fédéral a précisé à l’alinéa 248(3)e) L.I.R. que, pour l’interprétation des transactions au Québec, les biens sur lesquels une personne a un droit de propriété sont réputés « être la propriété effective de la personne à ce moment ». Ainsi, pour savoir s’il y a eu changement dans la propriété effective du bien, et par conséquent disposition ou acquisition fiscale, il faut établir s’il y a eu changement dans le droit de propriété, tel qu’il est défini par le Code civil du Québec.

En common law comme en droit civil, le consentement mutuel des parties forme le contrat. Leur intention commune s’évalue à la lumière des écrits et des faits. Dans un contrat de vente, le vendeur a l’obligation de livrer le bien et l’acheteur, de le payer. Les parties peuvent convenir de la date précise où la propriété du bien vendu sera transférée. Malgré cette règle plutôt simple, une incertitude demeure quant au moment de l’acquisition et de la vente d’un bien aux fins fiscales, lorsque la relation juridique est assujettie au droit civil québécois et que le contrat de vente comporte une obligation conditionnelle suspensive ou résolutoire.

L’obligation conditionnelle suspensive ou résolutoire

Il faut préciser d’entrée de jeu qu’une obligation est conditionnelle lorsqu’elle est légale, qu’elle dépend d’un événement futur et incertain qui est hors de la volonté de l’une ou l’autre des parties et finalement, qu’elle ne porte pas sur les obligations intrinsèques d’un contrat de vente. La mort n’est jamais une obligation conditionnelle puisqu’elle est certaine quant à sa réalisation; seul le terme en est incertain. Aussi, le paiement d’un bien acheté étant une condition de la création du contrat de vente, l’obligation de payer le bien ne peut en aucun cas être conditionnelle. Les obligations des parties à une convention de vente sont dites conditionnelles et n’existent pas dans l’immédiat si elles dépendent, par exemple, du fait que l’acheteur obtienne ou non le financement nécessaire à la transaction ou un permis essentiel à l’égard du bien ou encore, un avis professionnel favorable. On qualifie cette condition de « suspensive » parce qu’elle suspend les obligations des parties jusqu’à l’accomplissement de la condition. Pendant cette période de temps, le vendeur demeure toujours propriétaire de son bien et, à moins qu’il n’ait transféré la possession du bien à l’acheteur, il en assure les risques.

Ainsi, de manière intuitive, on pourrait croire qu’au moment où la condition est accomplie, la vente a lieu et le vendeur a droit au produit de disposition du bien vendu. L’acheteur est, quant à lui, tenu de payer le prix de vente qui devient exigible. C’est généralement ce qui arrive en common law. Mais il en est tout autrement au Québec, puisque l’accomplissement de la condition suspensive rend l’obligation des parties contractantes réelle de manière rétroactive, soit à la date où les parties se sont engagées l’une envers l’autre!

Illustration d’une vente sous condition suspensive ou résolutoire

Pour illustrer cette situation, supposons qu’un acheteur et un vendeur ont tous les deux une année d’imposition qui se termine le 31 décembre et que le contrat de vente sous obligation conditionnelle suspensive est conclu le 22 décembre. Ce moment est celui du consentement des parties et donc, de la vente sous condition. Supposons également que la condition au contrat est accomplie le 15 juillet de l’année civile suivante. À quel moment le transfert du droit de propriété, et par conséquent l’acquisition pour l’un et la vente pour l’autre, s’opère-t-il selon le droit civil? Le 22 décembre, puisque l’accomplissement de la condition le 15 juillet suivant, a fait en sorte de rendre rétroactivement réelle l’obligation des parties jusqu’alors conditionnelle. En droit civil, il aura fallu attendre le 15 juillet pour confirmer que le 22 décembre précédent, le vendeur avait le « droit au prix de vente de son bien vendu » et qu’il disposait fiscalement du bien. Selon les principes de la common law, la disposition n’aurait lieu que le 15 juillet.

Supposons maintenant qu’il soit plutôt prévu à notre convention de vente que si la condition au contrat ne se réalise pas d’ici le 15 juillet, il y aura résolution de la vente et les obligations de chacun seront réputées n’avoir jamais existées. Il s’agit alors d’une condition dite résolutoire. Dans un tel cas, le droit civil reconnaît la vente dès la date du consentement et les obligations des parties sont réelles dès le 22 décembre. L’acheteur assume les risques puisqu’il a la propriété et la possession du bien. Aux fins fiscales, il y a également acquisition pour l’un et disposition pour l’autre le 22 décembre. Lorsque, le 15 juillet suivant, la condition n’est pas réalisée, le contrat de vente est résolu de manière rétroactive en droit civil. L’acheteur doit alors remettre le bien au vendeur et le vendeur doit remettre les acomptes reçus, le cas échéant, à l’acheteur.

La résolution, qui émane de la condition résolutoire, place l’acheteur et le vendeur dans la même position vis-à-vis des tiers (incluant les agences du revenu…) que si la vente n’avait jamais eu lieu. Dans un tel cas, dès le 22 décembre, il y a transfert de propriété au sens du droit civil et fiscal, entraînant l’application de diverses conséquences déjà mentionnées. Puis, le 15 juillet suivant, il faudrait produire une déclaration de revenus modifiée pour l’année d’imposition précédente afin de faire état de la résolution du contrat de vente et de ses implications. Cette rétroactivité n’existe pas en common law. Aussi, sauf exception, les revenus générés par le bien au cours de cette période appartiennent à l’acheteur conditionnel et sont imposables entre ses mains. Il convient de noter qu’une telle résolution de contrat n’équivaut pas à une simple annulation de la vente au moment où la condition est accomplie.

Au Québec, la vente à condition suspensive ou résolutoire a un effet rétroactif. Elle se distingue de la vente à tempérament (vente conditionnelle) qui, elle, ne fait que retarder jusqu’à parfait paiement le moment du transfert de la propriété du vendeur à l’acheteur. En cas de défaut de paiement, la loi fiscale prévoit que le vendeur est réputé être un créancier et que la reprise du bien constitue pour le débiteur une disposition présumée.

La promesse de vente sans transfert de possession du bien n’équivaut pas à un contrat de vente et encore moins à une vente sous condition suspensive ou résolutoire. Elle sert plutôt à concrétiser l’engagement des parties à signer ultérieurement un vrai contrat de vente. Par conséquent, elle ne donne pas au vendeur le droit au prix de vente.

Le droit fiscal

Par son Bulletin d’interprétation IMP. 484-2/R2, « L’effet de la résolution de contrat » (par. 6 et 7), Revenu Québec reconnaît la rétroactivité des obligations sous condition suspensive et résolutoire et permet la modification des déclarations de revenus, même celles d’années prescrites. Par contre, l’Agence du revenu du Canada ne l’a jamais exprimé clairement. Pour des raisons d’uniformité, cette position semble difficile à soutenir. La doctrine et la jurisprudence émises depuis 2001, c’est-à-dire à la lumière de la loi d’harmonisation, reconnaissent plus aisément l’application des principes du droit civil aux transactions relatives au droit de propriété.

Mais en fiscalité, un certain flou demeure lorsque la transaction a des effets rétroactifs. En réalité, seul le législateur pourrait éliminer cette aura d’imprévisibilité qui plane au-dessus de la tête du contribuable québécois, mais de toute évidence, il ne l’a pas encore jugé nécessaire.

Nicole Prieur, LL.M. fisc., CPA, CGA, Professeure titulaire – Département de sciences comptables, HEC Montréal, nicole.prieur@hec.ca

Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 24, no 2, été 2019.