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Depuis le 22 juin 2023, les règles fédérales de divulgation obligatoire (« RDO ») ont été modifiées afin d’instaurer des exigences accrues pour les conseillers, y compris les avocats et les notaires. Ces professionnels doivent désormais déclarer :

  1. des opérations spécifiques dites « à signaler » désignées par le ministre du Revenu national; et
  2. les opérations générales dites « à déclarer » qui répondent à des critères définis (auparavant, une opération devait être déclarée si elle remplissait deux des trois marqueurs généraux suivants : une rémunération conditionnelle, une clause de confidentialité et une protection contractuelle. Désormais, la présence d’un seul de ces marqueurs impose la divulgation d’opération « à déclarer »).

Ces modifications soulèvent des enjeux importants en matière de secret professionnel (« SP ») et de conflit d’intérêts.

Comparaison entre le fédéral et le provincial

Les nouvelles mesures introduites par les RDO fédérales sont très strictes :

  1. tous les conseillers, tels qu’ils sont définis au paragraphe 237.3(1) L.I.R., c’est-à-dire toute personne impliquée notamment dans la création, la planification et la mise en œuvre d’une opération ou d’une série d’opérations, doivent la divulguer, même si les autres parties à l’opération, incluant le client du conseiller, l’ont déjà fait;
  2. la période de divulgation est désormais de 90 jours à compter de l’opération ou de la date du début de la série d’opérations (auparavant au 30 juin de l’année suivante);
  3. les pénalités pour non-divulgation ont été sévèrement augmentées, pouvant atteindre 110 000 $ en plus des honoraires (auparavant limitées aux honoraires des conseillers ou des promoteurs); et
  4. les dispositions pénales de l’article 238 L.I.R. pouvant inclure l’emprisonnement jusqu’à 12 mois ou une amende de 25 000 $ pourraient aussi s’appliquer.

Au Québec, l’approche est plus modérée. Le volet des règles qui s’appliquent aux professionnels cible uniquement les promoteurs ou les conseillers qui commercialisent l’opération (et non tous les conseillers). Une seule divulgation sans identification précise des contribuables est requise et cette obligation s’applique à la première application d’une stratégie fiscale. L’objectif semble se concentrer davantage sur l’identification des planifications fiscales risquées plutôt que sur l’identification des contribuables.

Impact sur le SP et le conflit d’intérêts

Respect du SP

Le SP est solidement ancré comme un principe de justice fondamental en vertu de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a déclaré le paragraphe 231.2(1) et l’article 231.7 L.I.R., qui autorisent l’envoi de demandes péremptoires et l’obtention en Cour fédérale d’une ordonnance pour en forcer l’exécution en cas d’inobservation, inapplicables aux avocats et aux notaires en leur qualité de conseillers juridiques (Chambre des notaires, [2016] 1 R.C.S. 336, par. 93). Les RDO prévoient que l’avocat et le notaire, aussi inclus dans la définition d’« avocat » selon le paragraphe 232(1) L.I.R., sont dispensés de divulguer des informations qu’ils croient être protégées par le SP.

Or, le SP est un privilège qui appartient au client et non à l’avocat (Andrews, [1989] 1 R.C.S. 143, 188). Les RDO imposent donc aux avocats la responsabilité délicate de déterminer ce qui relève ou non du SP, une tâche qui pourrait directement entraver les droits du client au SP, sans prévoir un processus de consultation du client, comme le dénonce pourtant la Cour suprême (Chambre des notaires, par. 45-52). Cette tâche est d’autant plus délicate qu’elle doit se faire en l’absence de définition légale du SP.

De façon générale, la jurisprudence actuelle prévoit que le SP s’applique lorsque les conditions d’application suivantes sont remplies : i) une communication avec un avocat; ii) pour un avis juridique; et iii) considérée comme confidentielle (Descôteaux, [1980] 1 R.C.S. 860, 872-873). Il existe une présomption que tous les faits liés à la relation avocat-client bénéficient de la protection du SP (Maranda, 2003 CSC 67, par. 33). Le SP ne vise pas une catégorie limitée de documents, mais bien le contenu d’un document et ce qu’il peut révéler sur la relation et les communications entre le client et son avocat (Chambre des notaires, par. 73).

En matière de planification fiscale, seul l’avis juridique est généralement protégé. Le SP ne s’étend habituellement pas aux avocats en tant que conseillers d’affaires et aux documents qui reflètent des opérations commerciales réalisées dans le cadre de réorganisations (agendas de clôture, conventions d’actionnaires, résolutions) (Revcon, 2015 C.F. 524, par. 20 et 33). La question fondamentale consiste donc à savoir si l’avocat est sollicité afin de donner un avis juridique qui guide une conduite future ou évalue une conduite passée (Trillium, 2013 ONSC 1789, par. 12). Cet avis juridique s’étend aux conséquences fiscales des opérations et aux obligations de déclaration (Revcon, par. 41).

Malgré ces règles générales établies par la jurisprudence, plusieurs zones d’incertitude demeurent, comme le démontrent notamment les exemples suivants :

  • L’identité des demandeurs dans un recours collectif n’a pas été considérée comme protégée par le SP (Whirpool, 2022 QCCA 787, par. 9-11).
  • En revanche, l’identité du payeur des frais d’avocats et le nom des clients ont été jugés couverts par le SP (Tremblay, 2013 QCCS 447, par. 43; Métaux Kitco inc., 2016 QCCQ 12090, par. 165-172).
  • De plus, le contenu spécifique des factures de l’avocat (montant des honoraires, détail des services rendus et date) et les registres comptables de l’avocat bénéficient d’une présomption selon laquelle ils sont protégés par le SP (Maranda, 2003 CSC 67, par. 33; Thompson, 2016 CSC 21, par. 19).
  • Cependant, le non-paiement des honoraires de l’avocat peut ne pas être couvert par le SP, notamment dans le contexte d’une demande de cesser d’occuper pour un client dans un dossier judiciaire, pour cause de non-paiement des honoraires (Cunningham, 2010 CSC 10, par. 30-31).

Ces exemples mettent en lumière la complexité et les nuances de l’application du SP, et soulignent les défis de jugement que les avocats doivent affronter pour déterminer leur obligation de divulgation. Bien que les avocats puissent se prévaloir de la défense de diligence raisonnable pour justifier une non-divulgation, à savoir qu’ils croyaient raisonnablement que l’information était protégée par le SP, les notes explicatives du ministre des Finances du Canada indiquent qu’ils doivent documenter les informations protégées par le SP et divulguer celles qui ne le sont pas, afin de ne pas compromettre cette défense.

Conflit d’intérêts

La Cour suprême du Canada a établi dans le passé qu’il était inapproprié pour l’État d’imposer aux avocats des obligations qui minent leur devoir de se dévouer à la cause de leurs clients comme principe de justice fondamental (Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, par. 69 et suiv.). On parle de conflit d’intérêts lorsque cette loyauté de l’avocat envers son client est mise à l’épreuve parce qu’il se retrouve dans une situation où il serait susceptible de favoriser ses intérêts personnels ou ceux de tierces parties plutôt que ceux de son client (Neil, 2002 CSC 70, par. 31).

En matière de RDO, l’importance des pénalités est susceptible de placer l’avocat dans une situation intenable lorsqu’il est incertain de l’application ou non du SP à une situation donnée, puisqu’il aura alors le choix insoutenable de s’exposer à une lourde pénalité en ne divulguant pas ou de protéger son propre intérêt en procédant malgré tout à une divulgation.

Litiges en cours et leurs impacts potentiels

Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada c. Canada (Procureur général)

La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada (« Fédération »), qui est l’association nationale des 14 ordres professionnels de juristes ayant comme mandat de réglementer la profession juridique canadienne dans l’intérêt du public, a déposé, le 11 septembre 2023, une procédure (S236280) pour faire déclarer inconstitutionnels les articles 237.3 et 237.4 L.I.R. à l’égard de leur application aux avocats. Le 24 novembre 2023, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a émis une injonction suspendant l’application de ces dispositions à l’égard des avocats jusqu’à ce qu’une décision au mérite sur l’application de ces dispositions aux avocats soit rendue.

Dans cette décision préliminaire, la Cour souligne que le Formulaire RC312 exige que les avocats divulguent des informations soumises à leur large devoir de confidentialité (identité du client, relation avocat-client, honoraires perçus, etc.) et qu’il existe un risque qu’ils commettent des erreurs en déterminant quelles informations sont privilégiées ou non (2023 BCSC 2068, par. 30 à 33). La Cour fournit aussi une liste non exhaustive de situations de conflit d’intérêts potentielles : i) il pourrait être dans l’intérêt de l’avocat de recommander une structure de transaction qui n’est pas visée par les RDO, même si elle n’est pas dans l’intérêt du client; ii) l’avocat pourrait être amené à conclure que certaines informations ne sont pas privilégiées, même dans les cas limites, et procéder à la divulgation pour éviter les pénalités; et iii) dans les cas où il y a un doute sur l’application du SP et où une pénalité contre l’avocat est appliquée, il pourrait devoir utiliser l’information privilégiée pour se défendre (par. 34).

Belgian Association of Tax Lawyers

Dans un jugement marquant du 8 décembre 2022, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a invalidé l’article 8 de la directive de l’Union européenne, tel qu’il est intégré dans le droit belge, le jugeant contraire au SP et a souligné que la relation entre un avocat et son client est intrinsèquement confidentielle, incluant l’existence même de cette relation. La législation belge prévoyait une exception de SP à l’obligation de divulgation des opérations, mais elle imposait au professionnel visé : 1) d’informer les autres intermédiaires par écrit et de façon motivée qu’il ne peut satisfaire à l’obligation de déclaration, transférant cette obligation de déclaration aux autres intermédiaires; ou 2) en l’absence d’un autre intermédiaire, d’informer le contribuable de sa propre obligation de divulgation. La Cour a précisé que le fait d’informer les autres intermédiaires comportait la conséquence qu’ils apprennent l’existence de la relation entre l’avocat et son client, l’appréciation de l’avocat selon laquelle une opération doit faire l’objet d’une divulgation et le fait qu’il a été consulté à ce sujet, ce qui enfreint le SP (par. 29-30). La divulgation par d’autres intermédiaires à l’administration fiscale de l’identité de l’avocat et de la consultation de l’avocat par le client enfreint aussi le SP (par. 31-32). La Cour a conclu que la divulgation par l’avocat aux intermédiaires n’est pas strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif de lutte contre les planifications fiscales abusives, car l’objectif est atteint par la divulgation par d’autres intermédiaires non tenus au SP et du contribuable lui-même (par. 52).

Questionnement sur le processus de désignation des « opérations à signaler »

Il y a aussi lieu de se questionner sur la méthode de désignation des « opérations à signaler », qui sont désignées de manière administrative par le ministre du Revenu national « de la façon qu’il juge appropriée », sans la nécessité d’une loi, d’un règlement ou même d’un arrêté ministériel. Le 1er novembre 2023 le ministre du Revenu national a désigné une première liste d’opérations par une publication sur le site officiel du gouvernement du Canada.

En comparaison, au Québec, les « opérations désignées », visées par l’article 1079.8.1 de la Loi sur les impôts, sont déterminées par le ministre des Finances du Québec par règlement publié dans la Gazette officielle du Québec.

Cette divergence soulève la question de la légitimité constitutionnelle de la méthode de désignation fédérale, qui pourrait potentiellement être contestée devant les tribunaux en raison de l’absence d’un processus législatif transparent et démocratique dans la création d’obligations pouvant entraîner de lourdes pénalités.

Conclusion

Il sera important de suivre l’évolution du litige impliquant la Fédération, qui déterminera si les RDO, comme actuellement rédigées, continueront de s’appliquer aux avocats et aux notaires. De manière plus générale, il est permis de se demander si les objectifs légitimes visés par les RDO seraient tout de même atteints si le Canada avait suivi le modèle tracé par le Québec :

  1. en n’assujettissant pas une opération ou une série d’opérations à une multitude de déclarations et en n’exigeant pas de divulgation par les conseillers lorsqu’une divulgation relative à l’opération ou à la série visée est faite par le client;
  2. en limitant l’obligation de divulguer imposée aux professionnels à ceux qui trempent véritablement dans l’évitement fiscal, en faisant la promotion ou la commercialisation de stratégies fiscales agressives ou abusives; et
  3. en assujettissant l’adoption des « opérations à signaler » à un processus qui exige au minimum l’adoption d’un règlement, d’un décret ou d’un arrêté ministériel.

En effet, il serait regrettable que les nouvelles RDO fédérales fassent l’objet d’interminables litiges devant les tribunaux, susceptibles de mettre en doute leur légitimité, tout en entraînant de l’incertitude quant à leur portée et à leur application.

Par : Félix Desbiens-Gravel, avocat, M. Fisc., Ravinsky Ryan Lemoine, s.e.n.c.r.l., fdgravel@ravinskyryan.com

Et : Félix St-Vincent Gagné, avocat, M. Fisc., Ravinsky Ryan Lemoine, s.e.n.c.r.l., fsvgagne@ravinskyryan.com

Ce texte a été publié initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 28, no 4 (Hiver 2023).