Dans le cas où le contribuable est d’avis que la position des autorités fiscales est mal fondée, il pourra avoir recours au processus d’opposition, voire aux tribunaux, afin de faire annuler l’avis de cotisation. Dans certaines situations, le dépôt d’un avis d’opposition permettra la suspension des mesures de recouvrement pouvant être mises de l’avant par les autorités fiscales en conformité avec les lois fiscales.
Plus particulièrement, les paragraphes 225.1(1), 225.1(2) et 225.1(6) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») prévoient qu’un contribuable verra les mesures de recouvrement suspendues durant le processus d’opposition et, le cas échéant, lors de l’appel à la Cour canadienne de l’impôt, dans la mesure où l’avis de cotisation ne vise pas un montant payable en vertu de la partie VIII L.I.R., un montant à déduire ou à retenir, et à remettre ou à payer en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, un montant d’impôt à payer en vertu de l’article 116 L.I.R. ou du paragraphe 215(4) L.I.R. qui n’a pas encore été payé ainsi qu’aux pénalités et intérêts applicables à ces montants. Si le contribuable en question est une « grande société » au sens prévu par la Loi de l’impôt sur le revenu, cette société devra s’acquitter de la moitié du montant de l’avis de cotisation afin de bénéficier de la suspension des mesures de recouvrement.
Toutefois, il en est autrement pour les cotisations en matière de taxe sur les produits et services et de taxe de vente du Québec ainsi que pour un montant d’impôt qu’un contribuable était tenu de retenir ou de déduire à la source. Ce pouvoir que les autorités fiscales ont de mettre en œuvre les mesures de recouvrement prévues dans les lois fiscales malgré le fait que le contribuable conteste l’avis de cotisation peut avoir des conséquences importantes pour le contribuable. Par exemple, les mesures de recouvrement peuvent nuire à l’exploitation de l’entreprise du contribuable, voire pousser celui-ci vers la faillite. L’un des moyens judiciaires que peut entrevoir le contribuable est une injonction interlocutoire visant à surseoir à l’application des mesures de recouvrement dans l’attente d’une décision finale de l’agent des appels ou des tribunaux prenant la forme d’une injonction interlocutoire. Afin de bien comprendre comment il est possible pour un contribuable d’utiliser cet outil juridique dans un contexte fiscal, nous ferons un survol des conditions d’application et traiterons de décisions en matière fiscale qui ont accordé à un contribuable cette demande interlocutoire.
Analyse
L’arrêt de principe en matière de demande interlocutoire visant à surseoir à l’application d’une loi est l’affaire R.J.R. Macdonald Inc. c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311 (« R.J.R. Macdonald Inc. »), rendue par la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, R.J.R. MacDonald demandait à la Cour suprême du Canada une dispense de l’application du Règlement sur les produits du tabac pour l’emballage des produits du tabac en attendant la décision finale sur le fond portant sur la constitutionnalité de la loi habilitante. La Cour suprême du Canada a confirmé les trois critères auxquels on doit satisfaire afin d’accorder une demande interlocutoire visant à surseoir à l’application d’une loi :
i) l’existence d’une question sérieuse à juger;
ii) est-ce que le demandeur subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée; et
iii) la prépondérance des inconvénients pour chacune des parties et l’intérêt public.
En ce qui a trait au premier critère sur l’existence de la question sérieuse, la Cour suprême du Canada a mentionné qu’il n’existe pas d’exigences particulières à remplir pour satisfaire à ce critère. Il s’agit en soi d’un examen préliminaire du fond de l’affaire. Dans la mesure où la réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge siégeant lors de la demande interlocutoire devrait conclure que ce critère est respecté même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au moment du procès. Il s’agira de déterminer si le demandeur a satisfait à ce critère en utilisant un critère de « bon sens » dans le cadre d’un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire.
Pour ce qui est du deuxième critère portant sur le préjudice irréparable, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’il faut se demander si la partie qui cherche à obtenir une injonction interlocutoire subirait, si elle n’était pas accordée, un préjudice irréparable. Le terme « irréparable » renvoie à la nature du préjudice et non à son étendue. Une perte financière quantifiable peut être considérée comme un préjudice irréparable s’il n’est pas évident qu’il sera possible que le demandeur récupère des sommes perdues au moment de la décision sur le fond lors du procès. À cet égard, la Cour suprême du Canada mentionne à la page 341 ce qui suit :
« À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire. »
« Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry, (1988) 1988 CanLII 5042 (SK QB), 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale (American Cyanamid, précité); ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu’une activité contestée n’est pas interdite (MacMillan Bloedel Ltd. c. Mullin, 1985 CanLII 154 (BC CA), [1985] 3 W.W.R. 577 (C.A.C. B.)). Le fait qu’une partie soit impécunieuse n’entraîne pas automatiquement l’acceptation de la requête de l’autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)). »
Finalement, pour ce qui est du dernier critère, soit la prépondérance des inconvénients pour chacune des parties et l’intérêt public, il s’agit de déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon ce qu’on accorde ou refuse la demande en attendant une décision sur le fond de l’affaire.
Demande interlocutoire en matière fiscale (en page 2)
Demande interlocutoire en matière fiscale
Dans l’affaire Canada c. Swiftsure Taxi Co., 2005 CAF 136 (voir également l’affaire Swiftsure Taxi Co., Re, 2004 CF 980), la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour fédérale d’ordonner une injonction interlocutoire contre le Ministre afin que celui-ci ne puisse pas saisir des biens du contribuable nécessaires à l’exploitation de son entreprise. Le Ministre reprochait au contribuable de ne pas avoir effectué les retenues à la source applicables pendant plusieurs années à l’endroit de ses employés. Le contribuable avait dûment déposé des avis d’opposition à l’encontre des avis de cotisation pour certaines années d’imposition.
En ce qui concerne le premier critère abordé ci-dessus, le Ministre était d’accord sur le fait qu’une question sérieuse portant sur l’obligation du contribuable d’effectuer les retenues à la source devait être jugée par la Cour canadienne de l’impôt. En ce qui concerne le deuxième critère, le Ministre admettait que la demanderesse subirait un préjudice si la demande était refusée, mais il invoquait l’argument que le préjudice en question n’était pas irréparable puisque la demanderesse pouvait recouvrer des dommages-intérêts et une indemnisation complète si la décision éventuelle sur le fond n’était pas conforme au résultat de la demande. Sur ce point, la Cour fédérale, par la suite confirmée par la Cour d’appel fédérale, était en désaccord avec le Ministre tel qu’il est mentionné au paragraphe 14 :
« Je ne suis pas d’accord avec le défendeur. Il appert de la preuve de la demanderesse que les biens susceptibles d’être saisis comprennent de l’ameublement de bureau, l’immeuble abritant l’entreprise, du matériel radio et des plaques d’immatriculation de véhicules automobiles. Il est coûteux et difficile de remplacer des plaques d’immatriculation perdues. La demanderesse soutient, avec raison selon moi, que la saisie de ces biens l’obligera à fermer ses portes. À mon avis, il s’agit d’un préjudice qu’il est difficile de quantifier en termes pécuniaires et qui ne peut être réparé par l’octroi de dommages-intérêts. La demanderesse a donc établi le deuxième volet du critère, soit l’existence d’un préjudice irréparable. »
Quant au troisième critère, la Cour fédérale a considéré les conséquences pour le public dans les circonstances. La Cour fédérale a confirmé que le Ministre a pour mission de promouvoir et de protéger l’intérêt public en veillant à ce que les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu soient appliquées de manière équitable et uniforme et que les mesures de recouvrement aient été entreprises dans le cadre de cette responsabilité. De plus, les retenues à la source devaient être faites en conformité avec la loi et celle-ci prévoyait expressément que les mesures de recouvrement ne pouvaient pas être suspendues dans le cas de déduction et de remise de retenues à la source en conformité avec le paragraphe 225.1(6) L.I.R. Ainsi, la Cour fédérale était d’avis que, compte tenu de la nature des dispositions de la loi et du traitement précis relativement à la suspension des mesures de recouvrement dans le cas de retenues à la source, l’application continue de la Loi de l’impôt sur le revenu, c’est-à-dire des mesures de recouvrement, créait manifestement un avantage favorable à l’intérêt public.
Toutefois, la Cour fédérale était également d’avis qu’on se devait de contrebalancer l’intérêt public avec le préjudice que la demanderesse subirait, soit la probabilité qu’elle perdît son entreprise si les biens étaient saisis. De plus, la Cour fédérale était d’avis qu’il s’agissait d’un cas d’« exemption » plutôt que d’un cas de « suspension » des mesures de recouvrement, ce qui faisait en sorte que les facteurs liés à l’intérêt public avaient moins de poids dans les cas d’exemption que dans les cas de suspension, car la Loi de l’impôt sur le revenu continue de s’appliquer aux autres contribuables. Selon la Cour fédérale, le fait de soustraire la demanderesse aux mesures de recouvrement du Ministre jusqu’à la décision définitive ne nuisait pas, dans ces circonstances, à l’application générale de la loi. Ainsi, la prépondérance des inconvénients favorisait la demanderesse. Considérant que les trois critères étaient respectés, la Cour d’appel fédérale a entériné la décision de la Cour fédérale d’ordonner au Ministre de ne pas vendre les biens saisis du contribuable pour exploiter son entreprise et que celui-ci pouvait continuer à utiliser les biens afin d’exploiter son entreprise. La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour fédérale. Les principes établis dans cette décision ont été confirmés par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Québec c. Bouchard, 2008 QCCA 1478.
Par ailleurs, avant même que la Cour suprême du Canada se prononce dans l’arrêt R.J.R. MacDonald, la Cour d’appel du Québec s’était déjà prononcée sur une demande de surseoir à des mesures de recouvrement en matière fiscale dans l’affaire Jules Beauchamp Inc. c. SMRQ, SOQUIJ AZ-90011781. Dans cette affaire, le contribuable était un marchand en gros de tabac qui s’était vu émettre des avis de cotisation en vertu de la Loi concernant l’impôt sur le tabac pour lesquels un certificat attestant une dette fiscale de 4 795 171 $ avait été émis selon l’article 13 de la Loi sur le ministère du Revenu (maintenant la Loi sur l’administration fiscale).
Le contribuable avait dûment contesté les avis de cotisation et ceux-ci avaient été confirmés au stade des oppositions. Le contribuable avait par la suite contesté les avis de cotisation à la Cour du Québec. En vertu de la Loi sur le ministère du Revenu, Revenu Québec pouvait mettre à exécution les mesures de recouvrement afin de recouvrer les montants visés par les cotisations. Revenu Québec avait saisi tous les biens meubles du contribuable utile à l’exploitation de son entreprise et avait pris les mesures d’exécution afin de les vendre. La Cour d’appel du Québec a ordonné à Revenu Québec de surseoir à toute procédure d’exécution afin de vendre les biens du contribuable :
« Cette précision fondamentale étant apportée, nous sommes d’avis que la saisie exécution pratiquée le 10 mai 1990 de tous les biens meubles de l’appelante constitue en l’espèce une mesure disproportionnée par rapport au but poursuivi, laquelle met en péril les droits de l’appelante. D’une part, compte tenu de la somme en cause, il nous paraît que la saisie exécution concernée aurait comme conséquence probable de mettre fin aux opérations commerciales de l’appelante et de l’acculer à l’abandon des affaires sinon à la faillite, ce qui rendrait l’exercice de son droit d’appel illusoire. D’autre part, dans les circonstances de l’espèce, nous croyons nécessaire de tenir compte du fait que ce n’est pas comme contribuable mais comme agent-percepteur en défaut que l’appelante se voit réclamer la somme concernée, une distinction qui n’a pas d’effet proprement juridique mais est pertinente à l’exercice de notre discrétion en l’espèce en application de l’article 523 C.P.C. »
Ainsi, la Cour d’appel du Québec a ordonné à Revenu Québec de surseoir à ses mesures de recouvrement dans les circonstances.
Conclusion
Pour autant qu’un contribuable puisse démontrer que les mesures de recouvrement des autorités fiscales pourraient mettre en péril son entreprise, les tribunaux pourront accorder une injonction interlocutoire afin de suspendre les mesures de recouvrement contre le contribuable en attendant une décision sur le fond de l’affaire. Le contribuable pourra ainsi continuer d’exploiter son entreprise et éviter toute ingérence des autorités fiscales dans ses affaires pendant l’attente du jugement sur le fond de la cause.
Ce texte provient du Stratège, une publication de l’Association de planification financière et fiscale (APFF), et a été écrit par Vincent Dionne.