Par contre, un administrateur peut généralement se décharger de cette responsabilité s’il peut démontrer avoir agi avec « le degré de soin, de diligence et d’habileté qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans les mêmes circonstances ». Ce moyen de défense prévu pour les administrateurs a fait l’objet de nombreux jugements ces dernières années, modifiant ainsi les circonstances dans lesquelles un contribuable peut l’invoquer. Voici donc un survol des principales décisions ayant bouleversé de nombreuses idées reçues en matière de responsabilités des administrateurs.
Norme « objective subjective »
C’est en 1998 dans la cause Soper c. Canada (97 D.T.C. 5407) que la Cour d’appel fédérale a analysé pour la première fois le moyen de défense de diligence raisonnable. La question litigieuse était de savoir si cette norme comportait un élément subjectif, auquel cas les connaissances personnelles et l’expérience d’un administrateur seraient un facteur important, ou si la norme était entièrement objective, et serait donc étudiée de manière uniforme pour tous les administrateurs. La décision rendue était claire, la Cour a jugé qu’un administrateur n’avait pas besoin de manifester dans ses fonctions un degré de compétence supérieur à ce qu’on pourrait s’attendre d’une personne ayant le même niveau de connaissances.
En tenant compte des compétences personnelles de l’administrateur, la norme « objective subjective » permettait ainsi une certaine souplesse envers les dirigeants. En effet, un administrateur ayant peu de connaissances du monde des affaires pouvait plus facilement invoquer la notion de diligence raisonnable afin de se soustraire de sa responsabilité.
Analyse de la Cour suprême du Canada
Ce n’est qu’en 2004 dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise (2004 CSC 68) que le plus haut tribunal du pays a eu à se pencher sur la question de l’obligation de diligence, mais ce, dans un contexte de droit des sociétés plutôt que fiscal. En rendant cette décision, les juges ont catégoriquement rejeté la norme subjective établie par la Cour d’appel fédérale en 1998 en alléguant que celle-ci peut semer la confusion. Leurs motifs étaient très clairs : le législateur n’a pas introduit la mention « en pareilles circonstances » dans la norme de diligence pour faire référence à un élément subjectif lié à la compétence de l’administrateur, mais plutôt à un élément contextuel de la société visée. Ainsi, en annulant l’aspect subjectif établi en 1998, la Cour suprême conclut que la norme de diligence raisonnable est purement objective, ce qui la rend beaucoup plus exigeante à l’égard des administrateurs.
On en déduit que le tribunal se veut moins indulgent envers les administrateurs nommés par les actionnaires seulement pour les apparences et qui n’assument pas les obligations et responsabilités rattachées à leur titre. En écartant l’aspect subjectif, la Cour suprême restreint davantage la possibilité pour les administrateurs d’invoquer la défense de diligence raisonnable et tient à ce que le risque d’une omission soit, dans les faits, assumé par les administrateurs, lesquels ont légalement le droit de gérer les affaires de la société, et non pas par le gouvernement ou les contribuables en général.
Fin de l’ambiguïté
Jusqu’à tout récemment, la Cour d’appel fédérale continuait à appliquer dans les dossiers fiscaux la norme « objective subjective » établie par ses juges en 1998, ce qui laissait planer une certaine ambiguïté puisque cela allait à l’encontre de l’interprétation de la norme de diligence effectuée par la Cour suprême. Ce n’est qu’en 2011, dans le jugement La Reine c. Buckingham (2011 CAF 142) (« Buckingham »), que la Cour d’appel fédérale s’est à nouveau prononcée sur la question, mais cette fois-ci, en appliquant la norme purement objective établie par la Cour suprême du Canada dans un contexte de droit fiscal.
Ainsi, depuis l’arrêt Buckingham, les tribunaux ont fait preuve de plus de sévérité lorsqu’un contribuable invoque le moyen de défense de diligence raisonnable, surtout lorsque les arguments sont basés sur des lacunes personnelles. Dorénavant, un administrateur se doit de se renseigner sur les affaires de l’entreprise, ou du moins, sur les risques potentiels rattachés à son titre d’administrateur.
Un des plus récents jugements traitant de la norme de diligence raisonnable a été rendu en décembre 2012 par la Cour canadienne de l’impôt. Dans l’affaire Constantin c. La Reine (2012 CCI 425), le tribunal a reconnu que l’appelante, une administratrice aux livres, a été volontairement trompée par son conjoint quant à la situation réelle de la société. Bien que la contribuable ait questionné son conjoint sur la situation réelle de l’entreprise sans recevoir un juste portrait de la situation, il y avait néanmoins, selon le juge, beaucoup d’indices de problèmes financiers qu’une personne raisonnablement prudente aurait dû reconnaître dans les mêmes circonstances, et ce, malgré le fait que la contribuable n’ait jamais eu d’expérience en affaires.
On peut donc noter que l’évolution de la jurisprudence en matière de responsabilité des administrateurs se traduit par un resserrement de la norme de diligence à la suite d’une interprétation rendue par la Cour écartant tout critère subjectif. Concrètement, cette tendance illustre la volonté des tribunaux d’amener les administrateurs à adopter un comportement plus proactif dans l’exercice de leur fonction et à influencer la qualité de leurs décisions.
Étant donné que le récent jugement datant de décembre 2012 est actuellement en appel, il sera intéressant de voir si la Cour d’appel fédérale nuancera ou mettra en contexte le caractère objectif de la norme de diligence raisonnable, à défaut de quoi, force sera de constater que tout administrateur sera de plus en plus susceptible d’être considéré comme une caution pour certaines dettes de la société.
* Ce texte se veut un résumé d’un article paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 18, numéro 1, du mois de février 2013.
Ce texte provient du Stratège, une publication de l’Association de planification fiscale et financière (APFF), et a été écrit par Sarah Benammar.