Dans le bulletin Impôt sur le revenu – Nouvelles techniques, no 34 (archivé), du 27 avril 2006, l’ARC a précisé le fondement de sa position, soit que dans de telles circonstances, elle estime que ce sont les fiduciaires qui, détenant le titre légal des biens en fiducie, détiennent le contrôle de jure de la société et que, étant tous tenus d’agir ensemble dans l’intérêt des bénéficiaires, ils forment un groupe de contrôle.
Contrôle de jure et fiducie
Afin de pouvoir conclure qu’un changement de fiduciaire peut entraîner une acquisition du contrôle de la société dont la fiducie détient la majorité des actions avec droit de vote, il faut, dans un premier temps, conclure que ce sont effectivement les fiduciaires qui détiennent le contrôle de jure de la société.
À cet égard, le point de départ de l’analyse du contrôle de jure est le critère établi par la Cour de l’Échiquier dans l’affaire Buckerfield’s Ltd. c. MRN, 64 D.T.C. 5301 (« Buckerfield’s »), c’est-à-dire la propriété d’un nombre suffisant d’actions donnant droit à la majorité des votes dans l’élection du conseil d’administration. Ainsi, puisque le trust de common law se caractérise par une dualité du droit de propriété entre le fiduciaire, détenteur de la propriété légale (legal ownership), et les bénéficiaires, détenteurs de la propriété effective (beneficial ownership), il semble logique de conclure que ce sont les fiduciaires qui détiennent le contrôle de jure de la société puisque ce sont eux qui détiennent le titre légal de la majorité des actions comportant droit de vote.
Telle quelle, cette conclusion se transpose cependant difficilement à la fiducie régie par le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») qui est, quant à elle, constituée d’un patrimoine d’affectation autonome et distinct sur lequel aucun du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire n’a de droit réel. Ainsi, il est généralement reconnu que le fiduciaire, tout comme le bénéficiaire et le constituant, ne détient aucun droit de propriété sur les biens de la fiducie; il en est plutôt l’administrateur.
Or, dans le contexte du bijuridisme canadien qui commande que les concepts de droit privé utilisés dans les lois fédérales (par exemple, le concept de fiducie utilisé dans la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. »)) soient interprétés selon celui de la common law ou du droit civil qui est applicable, peut-il être conclu que les fiduciaires d’une fiducie régie par le Code civil du Québec détiennent le contrôle de jure de la société?
Une réponse par l’affirmative s’impose. En effet, bien que le critère de l’affaire Buckerfield’s soit exprimé en termes de propriété des actions, la jurisprudence postérieure démontre que c’est le contrôle effectif de la société qui doit être recherché. À cet égard, dans l’arrêt Duha Printers (Western) Ltd. c. La Reine, [1998] 1 R.C.S. 795, la Cour suprême du Canada concluait qu’outre la simple détention des actions, seuls les documents constitutifs de la société et les conventions unanimes entre actionnaires devaient être étudiés afin de vérifier si le contrôle de jure qui repose normalement entre les mains du ou des détenteurs de la majorité des actions avec droit de vote est altéré. La Cour suprême du Canada confirmait cependant, par la même occasion, sa conclusion dans l’arrêt MRN c. Consolidated Holding Co., [1974] R.C.S. 419, selon laquelle les actes de fiducie constituent une exception à cette interdiction de consultation des documents externes.
Ainsi, les actes de fiducie confirmant généralement le rôle des fiduciaires comme administrateur des biens en fiducie, conformément aux dispositions du Code civil du Québec, et prévoyant même parfois expressément le pouvoir des fiduciaires d’exercer le droit de vote relatif aux actions détenues par la fiducie, il est raisonnable de conclure que les fiduciaires d’une fiducie régie par le Code civil du Québec détiennent le contrôle de jure d’une société dont la fiducie détient la majorité des actions avec droit de vote.
La Cour canadienne de l’impôt a par ailleurs adopté la position selon laquelle ce sont les fiduciaires qui détiennent le contrôle de jure dans les décisions Côté-Létourneau c. La Reine, 2010 D.T.C. 1116, et Lyrtech RD inc. c. La Reine, 2014 CAF 267, alors que le droit civil du Québec était applicable. Dans les deux cas, l’accent a été mis sur le pouvoir du fiduciaire d’exercer le droit de vote des actions et non sur la question de la propriété des actions.
Fiduciaires et groupe de contrôle
Une fois qu’il a été établi que les fiduciaires détiennent le contrôle de jure de la société, tant sous le régime de la common law que du droit civil, il doit alors être déterminé si les fiduciaires forment ensemble un groupe de contrôle puisque, en cas de changement de fiduciaire, il n’y aura une acquisition du contrôle de la société que si un groupe de contrôle acquiert le contrôle de la société. S’il ne peut être établi que les fiduciaires en poste après le changement forment un groupe de contrôle, il n’y aura pas d’acquisition du contrôle de jure de la société, avec toutes les conséquences que cela entraîne, notamment une fin d’année réputée, des restrictions quant à l’utilisation des pertes et des dons de bienfaisance, le vieillissement accéléré des attributs fiscaux et la réalisation obligatoire des pertes en capital et des pertes finales latentes sur les immobilisations.
À l’occasion de la conférence STEP de 2011, plusieurs situations hypothétiques concernant le changement de fiduciaire ont été présentées à l’ARC, notamment la situation où un fiduciaire sur trois est remplacé alors que l’acte de fiducie prévoit la prise de décisions à l’unanimité; et celle où un fiduciaire sur trois est remplacé alors que l’acte de fiducie prévoit que les décisions sont prises à la majorité. La position exprimée par l’ARC est que, dans ces deux cas, le remplacement du fiduciaire entraînerait une acquisition du contrôle de la société dont la fiducie détiendrait la majorité des actions avec droit de vote.
La question qui se pose alors est de savoir si la seule fonction de fiduciaire constitue un lien suffisant unissant les fiduciaires afin de conclure à un agissement de concert, donc à un groupe de contrôle. Certes, les fiduciaires sont tenus d’agir ensemble dans un but commun, soit l’intérêt des bénéficiaires. Cependant, comme mettait en garde la Cour de l’Échiquier dans l’arrêt Swiss Bank Corp. c. MRN, 71 D.T.C. 5235; conf. par [1974] R.C.S. 1144, un but commun ne doit pas nécessairement être associé à la notion de groupe de contrôle. La Cour canadienne de l’impôt a également clairement tracé cette distinction dans l’affaire H.T. Hoy Holdings Ltd. c. La Reine, 97 D.T.C. 1180, en affirmant : « The existence of a common goal should not be equated with having a common interest. »
Or, l’obligation d’agir dans le meilleur intérêt des bénéficiaires s’apparente davantage à un but commun qu’à un agissement de concert. Bien que chacun des fiduciaires prenne ses décisions « dans le meilleur intérêt des bénéficiaires », l’interprétation de chacun des fiduciaires de cet objectif commun pourrait nettement varier de l’un à l’autre. Chaque fiduciaire agit alors conformément à sa propre interprétation de l’intérêt des bénéficiaires.
Notons que si cette notion de meilleur intérêt des bénéficiaires était strictement objective, et donc forcément identique pour tous les fiduciaires, nul besoin n’aurait été de nommer plus d’un fiduciaire (dans la mesure où les exigences de l’article 1275 C.c.Q. étaient par ailleurs respectées). Or, dans plusieurs situations, par exemple dans le contexte d’une fiducie testamentaire, le constituant recherche une administration des biens de la fiducie selon le jugement de quelques personnes en qui il a confiance afin de pouvoir bénéficier de l’interprétation que fait chacune de ces personnes de l’intérêt des bénéficiaires.
Dans un même ordre d’idées, à l’opposé de la position de l’ARC selon laquelle les fiduciaires forment généralement un groupe de contrôle, la Cour canadienne de l’impôt a laissé entendre, à l’occasion de la décision Crystal Beach Park Ltd. c. La Reine, 2006 D.T.C. 2845, que l’existence même du contrat de fiducie et des obligations fiduciaires en découlant militait plutôt en faveur de l’absence de groupe de contrôle.
Bref, la détermination à savoir si les fiduciaires constituent un groupe de contrôle devrait en être une de fait et la présence d’indices de liens suffisants ou d’un agissement de concert devrait être recherchée, au même titre que lorsque les actions sont détenues par des personnes autres qu’une fiducie.
Un amendement législatif souhaitable
De façon générale, l’objectif des dispositions relatives à l’acquisition du contrôle des sociétés par actions est d’éviter le commerce d’attributs fiscaux, notamment en tentant d’empêcher qu’une société soit acquise par une autre société uniquement dans le but d’utiliser les pertes accumulées contre le revenu provenant de ses propres activités de nature entièrement différente.
Dans les circonstances d’un simple changement de fiduciaire, la même entreprise serait vraisemblablement exploitée après l’acquisition du contrôle de la société qui interviendrait au moment du changement de fiduciaire et la société devrait être en mesure d’utiliser ses pertes autres qu’en capital pré-acquisition après l’acquisition de son contrôle dans la mesure où ces pertes sont des pertes d’entreprise (et non des pertes de biens, par exemple). Par contre, si la société avait des pertes en capital disponibles, elle pourrait ne pas être en mesure d’en bénéficier entièrement par l’utilisation du choix de l’alinéa 111(4)e) L.I.R. et perdrait alors ses attributs fiscaux.
Or, on peut se demander si l’application des conséquences fiscales liées à l’acquisition du contrôle d’une société dans une simple situation de changement de fiduciaire (par exemple, en raison du décès ou de l’invalidité de l’un des fiduciaires) est conforme à la politique fiscale derrière les règles relatives au « fait lié à la restriction de pertes ». Certes, le contrôle de jure pourrait avoir changé de mains lors du changement de fiduciaire, mais les personnes à qui profiterait réellement l’utilisation de ces pertes, c’est-à-dire les bénéficiaires, demeurent les mêmes.
Depuis le 13 septembre 2013, lorsque les conditions énoncées à l’alinéa 256(7)i) L.I.R. sont satisfaites, le contrôle de jure d’une société majoritairement détenue par une fiducie est réputé ne pas avoir été acquis du seul fait d’un changement de fiduciaire. Ce nouvel alinéa a vraisemblablement été adopté en raison des considérations soulevées par la position de l’ARC au sein de la communauté fiscale. Or, l’un des critères à satisfaire au sous-alinéa 256(7)i)(ii) L.I.R. afin de pouvoir bénéficier de l’allègement est que la fiducie qui détient les actions soit une fiducie non discrétionnaire.
Ainsi, l’application de l’alinéa 256(7)i) L.I.R. est très limitée et l’allègement prévu à cet alinéa ne serait pas offert dans des circonstances qui ne semblent pas froisser la politique fiscale sous-jacente aux règles d’acquisition du contrôle, notamment en cas de changement de fiduciaire découlant de raisons hors du contrôle de tous les intéressés, comme dans le cas du décès de l’un des fiduciaires.
Il est raisonnable de se questionner à savoir si cet allègement devrait être limité à de telles fiducies. Les notes techniques accompagnant cet alinéa n’apportent aucune précision sur cette question. Une modification législative serait souhaitable afin de prévoir un allègement pour qu’une acquisition du contrôle n’intervienne pas automatiquement en cas de changement de fiduciaire d’une fiducie discrétionnaire lorsque cette dernière détient la majorité des actions avec droit de vote d’une société et qu’il peut, à la lumière de tous les faits, être conclu que les fiduciaires forment ensemble un groupe de contrôle.
Sabrina Gravel, Avocate, LL.M. fisc., Dentons Canada s.e.n.c.r.l., sabrina.gravel@dentons.com
Ce texte a paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, (Automne 2020), vol. 25, no 3.