Les professionnels qui assistent leurs clients dans des planifications visant la protection d’actifs omettent trop souvent de considérer l’application potentielle de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu (« L.I.R. ») dans le cadre de ces planifications.
Cet article permet aux autorités fiscales de percevoir, auprès d’un tiers qui est souvent lié au débiteur fiscal, les sommes dues par ce dernier au fisc lorsque les conditions suivantes sont réunies :
a) présence d’un transfert de bien;
b) transfert fait au bénéfice de l’une des trois personnes suivantes (« Bénéficiaire ») :
i) époux ou conjoint de fait,
ii) personne mineure,
iii) personne ayant un lien de dépendance (droit ou fait);
c) contrepartie convenue au moment du transfert inférieure à la juste valeur marchande (« JVM ») du bien;
d) auteur du transfert a une dette fiscale au moment du transfert.
Une fois ces conditions réunies, le Bénéficiaire du transfert devient solidairement responsable avec l’Auteur du transfert d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :
a) la JVM du bien au moment du transfert – JVM de la contrepartie convenue au moment du transfert pour ce bien;
b) le total des montants que l’Auteur du transfert doit payer en vertu des lois fiscales au moment du transfert.
Deux précisions s’imposent :
a) on présume que la dette fiscale existe au fur et à mesure que les années en cause s’écoulent, peu importe qu’un avis de cotisation ait été émis ou non avant le transfert;
b) il n’y a pas de test d’« intention » et le Bénéficiaire du transfert peut être tenu responsable même s’il ne savait rien du désir de l’Auteur du transfert d’échapper à une dette fiscale en effectuant le transfert.
NOTIONS DE TRANSFERT ET DE CONTREPARTIE
Plusieurs arrêts, dont les arrêts Fasken Estate c. MRN, 49 D.T.C. 491, et Hamel c. MRN, 90-3372 (IT) O, ont défini comme suit les caractéristiques propres à un « transfert » :
a) l’Auteur doit se départir des biens transférés. La simple possession des biens par le Bénéficiaire ne suffit pas pour qu’il y ait transfert;
b) il doit y avoir appauvrissement de l’Auteur du transfert et enrichissement correspondant du Bénéficiaire;
c) le transfert peut être direct ou indirect;
d) l’Auteur et le Bénéficiaire du transfert doivent donner leur consentement au transfert (inclut le consentement tacite).
Dans certaines situations, il n’est pas facile de déterminer s’il y a bel et bien un transfert au sens de l’article 160 L.I.R.
Une situation fréquente en pratique est celle dans laquelle un conjoint ayant des dettes fiscales et faisant l’objet de saisies bancaires dépose dans le compte bancaire de sa conjointe des montants lui appartenant.
Dans cette situation, trois scénarios seront généralement envisageables quant à l’utilisation réelle des sommes ainsi transférées, c’est-à-dire :
- Scénario 1 : les sommes peuvent être utilisées à la guise de la conjointe (Bénéficiaire) pour acquitter des dépenses personnelles propres à celle-ci;
- Scénario 2 : le conjoint peut conserver la propriété effective des montants déposés dans le compte de sa conjointe et demander à celle-ci de lui remettre, lorsque nécessaire, les sommes ainsi avancées;
- Scénario 3 : les sommes déposées dans le compte bancaire de la conjointe peuvent être utilisées par la conjointe selon les instructions du conjoint afin d’assumer les dépenses du ménage (hypothèque, épicerie, études, etc.).
Scénario 1 : Sommes données à la conjointe
En ce qui concerne le premier scénario, il ne fait aucun doute que l’article 160 L.I.R. trouve application à l’encontre de la conjointe. En effet, il y a un transfert puisque les montants qui lui sont remis lui appartiennent. La conjointe n’a donné aucune contrepartie à son conjoint en retour.
La réponse est beaucoup moins simple pour les scénarios 2 et 3. En effet, les questions suivantes doivent être analysées relativement à ces scénarios :
- Est-ce qu’il y a transfert au sens de l’article 160 L.I.R.?
- Si oui, est-ce que le Bénéficiaire a versé une contrepartie suffisante à l’Auteur du transfert?
Scénario 2 : Sommes déposées dans le compte bancaire qui n’appartiennent pas à la conjointe
Deux courants jurisprudentiels existent quant à la qualification de ces transactions pour déterminer s’il y a eu un transfert au sens de l’article 160 L.I.R. au moment du dépôt initial.
Le premier courant jurisprudentiel indique (Leblanc c. La Reine, 97-2375 (IT) G) qu’il ne peut y avoir de transfert dans ces situations puisque :
a) le conjoint n’a pas réellement renoncé à son droit de propriété sur les montants déposés;
b) la conjointe ne s’est pas enrichie et le conjoint ne s’est pas appauvri;
c) en réalité, la conjointe a agi à titre de mandataire et n’a donc aucun droit sur les biens qui lui ont été remis.
Le deuxième courant jurisprudentiel sur cette question émane de la décision Livingston c. La Reine, 2008 CAF 89 (« Livingston »). La Cour d’appel fédérale est arrivée à la conclusion que le dépôt de sommes dans le compte bancaire d’un proche constitue un transfert de bien, et ce, malgré le fait que le Bénéficiaire du transfert doive éventuellement remettre les sommes à l’Auteur du transfert.
La Cour d’appel fédérale conclut également qu’il n’y a pas de contrepartie équivalente remise par l’Auteur du transfert même si le Bénéficiaire remet les sommes à l’Auteur du transfert, l’article 160 L.I.R. trouve donc application.
La Cour d’appel fédérale semble modifier la définition du terme « transfert » en apportant les précisions suivantes quant à cette notion :
a) pour qu’il y ait un transfert, il n’est pas nécessaire que l’Auteur du transfert se soit départi véritablement des biens qu’il cède;
b) il n’est pas nécessaire qu’il y ait appauvrissement de l’Auteur du transfert et enrichissement du Bénéficiaire.
Durant l’année 2012, au moins neuf décisions ayant des faits similaires à l’arrêt Livingston ont été rendues par les tribunaux.
Les décisions Lemire, 9101-2310 Québec inc. et Lapierre rendues par la Cour canadienne de l’impôt se distinguent de la décision Livingston, car contrairement à la décision de la Cour d’appel fédérale, les décisions de la Cour canadienne de l’impôt concluent qu’il n’y a pas de transfert.
Dans ces décisions, la Cour canadienne de l’impôt précise que la personne qui reçoit des montants qui ne lui appartiennent pas ne reçoit pas un transfert de bien au sens de l’article 160 L.I.R., puisque cette personne agit à titre de mandataire pour le compte de la personne qui a effectué les virements. Évidemment, le mandataire n’est pas propriétaire des sommes qui lui sont remises.
Il est important d’indiquer que la notion de « transfert » sera réexaminée par la Cour d’appel fédérale, puisque les décisions Lemire et 9101-2310 Québec inc. sont actuellement en appel.
Scénario 3 : Utilisation des sommes par le Bénéficiaire afin d’assumer les dépenses du ménage
S’il y a transfert lorsque des sommes sont déposées dans le compte bancaire d’une conjointe, peut-il y avoir une contrepartie qui correspond à l’utilisation des sommes transférées qui est faite par cette conjointe?
Par exemple, si les sommes transférées sont utilisées par la conjointe pour assumer les dépenses du ménage qui auraient normalement été à la charge du conjoint, il faut se demander si en payant ces dépenses la conjointe ne remet pas une contrepartie à son conjoint.
Dans l’arrêt Yates c. La Reine, 2009 CAF 50 (« Yates »), la Cour d’appel fédérale a établi que l’obligation juridique de subvenir aux besoins de la famille n’entre pas en ligne de compte pour l’évaluation de la contrepartie aux fins de l’article 160 L.I.R. et les décisions préalablement rendues par la Cour canadienne de l’impôt ayant retenu cet argument sont mal fondées.
Dans l’arrêt Yates, l’interprétation très restrictive de la notion de « contrepartie » peut laisser perplexe, notamment dans les situations suivantes :
a) Si le Bénéficiaire du transfert paie, avec les sommes qui lui ont été transférées par l’Auteur, des dépenses en faveur de ses enfants (épicerie, activités, études, etc.), est-ce qu’il s’agit en l’espèce d’un transfert en faveur du Bénéficiaire?
b) Dans cette même situation, peut-on prétendre qu’il s’agit d’un transfert indirect en faveur des enfants et que ce transfert est fait sans contrepartie, donnant ainsi ouverture à l’application de l’article 160 L.I.R. contre ceux-ci?
À la lumière des enseignements de l’arrêt Yates, on peut penser que l’émission d’un avis de cotisation en vertu de l’article 160 L.I.R. à l’encontre des enfants serait justifiée.
Dans l’arrêt Yates, l’un des principaux problèmes rencontrés par Mme Yates semble être le fait qu’il était impossible pour la Cour d’établir un lien direct entre les sommes versées à Mme Yates et les dépenses effectuées par cette dernière.
Dans l’arrêt Ducharme c. La Reine, 2005 CAF 137 (« Ducharme »), la Cour d’appel fédérale a déterminé que le conjoint qui versait un montant de 500 $ mensuellement à Mme Ducharme pour le paiement de l’emprunt hypothécaire de celle-ci avait effectué des transferts au sens de l’article 160 L.I.R.
Cependant, Mme Ducharme avait donné à l’Auteur du transfert un logement comme contrepartie de ces paiements. Cette contrepartie a été jugée suffisante au sens de l’article 160 L.I.R. par la Cour d’appel fédérale.
Pour que les principes de l’arrêt Ducharme s’appliquent à une situation donnée, il doit exister une preuve claire et un lien direct selon lequel le paiement effectué l’a été pour le logement.
À la lumière des arrêts Livingston, Yates et Ducharme, lorsque le dépôt de sommes par une personne endettée auprès des autorités fiscales dans le compte bancaire d’un proche est inévitable, il serait souhaitable qu’une entente écrite claire prévoit que la personne à qui appartient le compte n’aura aucune discrétion sur l’utilisation des sommes ainsi déposées afin de prétendre qu’il n’y a pas de transfert aux fins de l’article 160 L.I.R. L’utilisation qui doit être faite des sommes devra être clairement établie dans cette entente.
En attendant les décisions dans les dossiers Lemire et 9101-2310 Québec inc., il existe encore beaucoup d’incertitude quant à la portée de l’article 160 L.I.R. qui, nous l’espérons, sera étudié en profondeur par la Cour d’appel fédérale dans les prochains mois.
* Ce texte se veut un résumé d’un article paru initialement dans le magazine Stratège de l’APFF, vol. 18, numéro 3, du mois de juin 2013
Photo Bloomberg
Ce texte provient du Stratège, une publication de l’Association de planification fiscale et financière (APFF), et a été écrit par Me Jean-François Poulin.